Un thriller géopolitique québécois

2021/11/10 | Par Pierre Dubuc

C’est un vrai thriller géopolitique que La saga SNC-Lavalin publiée aux Éditions La Presse, filiale du Groupe Fides. On se promène du Québec à la Libye, en passant par la Colombie, la Suisse, le Mexique.

Journaliste d’enquête à La Presse+, l’auteur couvre le dossier SNC-Lavalin depuis 2012. Il a senti, il y a deux ans, la nécessité de mettre de l’ordre dans ses dossiers. « Au fil des jours, des mois, des années, l’information tombe au compte-goutte, dans le désordre, sans respect de l’ordre chronologique. J’ai voulu avec ce livre rendre le tout compréhensible et digestible. » On peut dire que c’est réussi.

Vincent, qui a fait ses classes à l’aut’journal lorsqu’il était étudiant en journalisme, a lu et relu des tonnes d’affidavits, de comptes-rendus judiciaires, d’articles de journaux et de livres sur le sujet. Il raconte que si les documents saisis chez SNC-Lavalin par les enquêteurs canadiens avaient été imprimés et empilés, la somme aurait dépassé en hauteur la tour du CN à Toronto.

Pour la plupart d’entre nous, notre dernier souvenir de l’affaire SNC-Lavalin est la crise qui a secoué le gouvernement Trudeau lorsque la ministre de la Justice, Mme Wilson-Raybould, a refusé d’accorder à l’entreprise un « accord de réparation » qui lui aurait permis d’éviter un procès criminel pour corruption.

Les dossiers de corruption, qui ont conduit SNC-Lavalin à cet aboutissement, sont multiples. Vincent Larouche évoque, entre autres, les contrats du pont Jacques-Cartier et du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) où, dans ce dernier cas, Arthur Porter et son associé se sont enfuis après s’être partagé 22,5 millions $ en pots-de-vin pour truquer l’appel d’offres en faveur de SNC-Lavalin. L’arnaque fut qualifiée de « la plus grande fraude de corruption de l’histoire du Canada ».
 

Notre homme en Libye

Mais l’essentiel du livre porte les relations entre SNC-Lavalin et la Libye de Mouammar Kadhafi, où l’entreprise a décroché de mirobolants contrats. Au cœur de cette relation, il y a Riadh Ben Aïssa, un ambitieux diplômé de l’Université d’Ottawa embauché comme directeur régional pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Ses relations avec Slim Chiboub, un lointain parent, gendre du président tunisien, rencontré par hasard dans l’aéroport de Genève, l’ont conduit à développer des liens privilégiés avec Saadi Kadhafi, un des fils de Mouammar.

Pour décrocher des contrats, être dans les bonnes grâces de fiston Kadhafi était un prérequis. Pour cela, SNC-Lavalin, par l’intermédiaire de Riadh Ben Aïssa, lui a versé plus de 48 millions $ en ristournes illégales par le biais de paradis fiscaux. Riadh s’assurait de prendre sa part au passage.

Pour consolider la relation, SNC-Lavalin a invité Saadi au Canada. Le gouvernement canadien lui délivre sans problème un visa et s’ouvrent alors les rideaux d’un grand théâtre burlesque. Saadi s’amène avec, entre autres, son entraîneur personnel, l’ex-sprinteur canadien Ben Johnson. Le maire Bourque le reçoit à l’hôtel de ville. Saadi s’intéresse à la santé; Philippe Couillard, alors ministre de la Santé, est réquisitionné pour lui donner une formation. Saadi s’intéresse au cinéma; on organise un mégaparty (sexe, drogues, alcool) à l’occasion du Festival du film de Toronto. Coût d’une visite de trois mois : deux millions $ à la charge de SNC-Lavalin, dont 30 000 $ en services sexuels et 4 400 $ en frais d’interurbains.

Par chance, Nicole Kidman n’est pas canadienne, car Saadi est obsédée par la comédienne. Elle refuse de le rencontrer. Pour compenser, il baptisera du nom de Hokulani – le surnom d’enfance de la comédienne – le yacht de 25 millions $ que lui offre SNC-Lavalin.

Plus loufoque encore est la visite à Montréal de son frère, Saïf al-Islam Kadhafi, qui se prétend peintre. Tout le gratin du monde des affaires montréalais s’est précipité au marché Bonsecours pour son exposition, a raconté Sophie Brochu, la PDG d’Hydro-Québec à l’émission Tout le monde en parle. Des toiles très laides, selon elle, mais pas de l’avis du député libéral Henri-François Gautrin qui s’extasie devant elles.

Mais tout cela n’est rien à côté de la rocambolesque aventure de Cynthia Vanier, une voyante, qui, accompagnée du mercenaire fabulateur Gary Peters, s’est rendue en Libye, avec en poche deux millions $ de SNC-Lavalin, pour négocier un cessez-le-feu, alors que le pays était bombardé par les avions de l’OTAN.

Plus tard, le duo Vanier-Peters s’est rendu au Mexique pour tenter d’y faire entrer clandestinement, avec de faux papiers, Saadi et sa famille. Les autorités mexicaines ont eu vent de l’affaire et les ont jetés en prison. L’opération était financée par SNC-Lavalin.

Mais au-delà de ces épisodes grand-guignolesques, il y a dans ce livre des analyses sérieuses sur le trafic d’influence, les paradis fiscaux et le comportement des autorités politiques et bancaires canadiennes.
 

La Suisse et le Canada, deux approches judiciaires

C’est en Suisse que Riadh Ben Aïssa ouvre en toute légalité un compte dans une compagnie coquille aux îles Vierges britanniques, mais c'est également en Suisse qu'il est arrêté, emprisonné et placé en isolement 23 heures sur 24 pendant presque deux ans et demi pour éviter d’éventuelles « collusions » avec des témoins ou des suspects. Pendant cette détention, il décide de tout déballer aux enquêteurs suisses et canadiens.

J’ai demandé à Vincent Larouche comment expliquer cette rigueur, alors que l’on sait que la Suisse sert de refuge bancaire aux riches de ce monde. « Sous le couvert de l’anonymat, un membre du personnel diplomatique suisse m’a expliqué que c’est une question de réputation. La Suisse traque la corruption, lorsqu’elle est trop évidente, afin de préserver sa place dans le domaine de l’évasion fiscale. »

Au Canada, Riadh n’aurait jamais été gardé en isolement pour une aussi longue période. D'ailleurs, après son extradition, il n'a été condamné qu'à UNE journée de prison. La plupart des autres dirigeants de SNC-Lavalin ont été condamnés à des peines à purger dans la communauté, des travaux communautaires, ou ont bénéficié d’un arrêt des procédures, n’ayant pu obtenir un procès dans un délai raisonnable (arrêt Jordan).

 Mais le principal bénéficiaire du laxisme de notre système de justice est Jacques Lamarre, le grand patron pendant la majeure partie de la période sombre de l’entreprise. Comme l’écrit Vincent Larouche : « Il avait rencontré le père et les fils Kadhafi, s’était rendu en Libye fréquemment. Sami Bebawi et Riadh Ben Aïssa juraient tous deux qu’il avait connaissance du système mis en place et qu’il avait approuvé précisément l’achat d’un yacht pour Saadi Kadhafi. Il avait aussi approuvé les dépenses de deux millions de dollars pour son séjour au Canada en 2008. Il avait téléphoné à un ancien vice-président Paul Beaudry, en plein milieu du procès de Sami Bebawi, pour essayer d’influencer son témoignage et lui faire dire qu’il n’avait pas approuvé l’achat du bateau. » Mais les procureurs ont décidé qu’il n’y avait pas assez de preuves pour l’inculper !

Dans tous ces chapitres plus techniques, l’auteur a su conserver un style populaire. « Je me suis inspiré, me confie-t-il, des thrillers politiques anglo-saxons. » C’est tout à fait réussi.

 Publicité : Livres d'André Binette et de Jean-Claude Germain
 Publicité : Livres d'André Binette et de Jean-Claude Germain https://lautjournal.info/vient-de-paraitre-1