Des odeurs de guerre civile

2021/11/12 | Par Pierre Dubuc

Dans un article percutant publié dans le Washington Post (Our constitutional crisis is already here, 23/09/2021), le réputé politicologue américain Robert Kagan évoque ouvertement la possibilité d’une guerre civile aux États-Unis

Selon Kagan, « les États-Unis se dirigent vers la plus importante crise politique et constitutionnelle depuis la guerre civile, avec un risque raisonnable d'assister au cours des trois ou quatre prochaines années à de la violence à grande échelle, à un affaissement de l'autorité fédérale, et à la division du pays entre des enclaves rouges et bleues (référence aux couleurs des partis républicain et démocrate) en guerre les unes contre les autres ».

Pour Kagan, deux choses sont inéluctables.

Premièrement, à moins qu'il soit victime de problèmes de santé, Donald Trump sera le candidat républicain pour la présidentielle de 2024. Il bénéficie d'une avance considérable dans les sondages. Il est en train de constituer un imposant trésor de guerre.

Deuxièmement, Trump et ses alliés travaillent activement à réunir tous les moyens nécessaires pour s'assurer de la victoire. La poursuite par Trump des accusations de fraude à l'élection 2020 a principalement pour but de pouvoir remettre en question les résultats de la future élection qui ne feraient pas son affaire.
 

Une action sur deux terrains

Pour ce faire, les trumpistes travaillent activement à contrôler les législatures des États afin de contrôler le processus de certification de l’élection. Les fonctionnaires récalcitrants dans les États républicains qui ont refusé de déclarer frauduleuse l'élection ou de « trouver » des votes pour Trump ont été systématiquement remplacés. Des législatures veulent rendre possibles des poursuites criminelles contre les officiers électoraux sur la base de simples allégations d'« infractions techniques ».

« Tout est mis en place pour créer le chaos, selon Kagan. Imaginer des semaines de protestations de masse à travers plusieurs États, alors que des législateurs de ces États d’un parti politique proclament avoir remporté la victoire et accusent l’autre parti de vouloir prendre le pouvoir de façon inconstitutionnelle. Est-ce que les gouverneurs vont faire appel à la Garde nationale ? Est-ce que le président Biden va nationaliser la Garde nationale et la placer sous son contrôle en invoquant l’« Insurrection Act » et envoyer des troupes en Pennsylvanie, au Texas ou au Wisconsin pour réprimer les manifestations violentes ? »

Parallèlement à ces manœuvres électorales, des républicains mènent une « guerre des cultures » contre la gauche, les Noirs et les groupes minoritaires sous prétexte de lutte contre le « wokisme » et la Critical Racial Theory. Bien que certains d’entre eux soient anti-Trump, ils contribuent ainsi à la préparation de l’insurrection, affirme Kagan.

Kagan, lui-même un républicain et chef de file des néoconservateurs – il a cofondé le think tank Project for the New American Century – a des mots très durs pour le Parti républicain, qu’il qualifie de parti « zombie ».

Il fait le constat que le système de poids et contrepoids (le célèbre « checks and balances »), pierre d’assise de la Constitution américaine avec la division des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire, ne fonctionne plus parce qu’il est transcendé par la solidarité partisane.
 

Un mouvement devenu insurrectionnel

Les establishments politiques et intellectuels ont sous-estimé Trump depuis son émergence sur la scène politique en 2015, soutient Kagan. Ils ont minimisé sa popularité, son habileté à prendre le contrôle du Parti républicain et sa volonté de rester au pouvoir.

Le mouvement de Trump est unique dans l’histoire américaine. Il incarne pour des millions d’Américains leurs peurs et leurs ressentiments. Ils pensent que le gouvernement et la société ont été pris en otages par les socialistes, les groupes minoritaires et les déviants sexuels. Trump, à leurs yeux, est prêt à les affronter, de même que l’establishment démocrate, les médias, les antifa, le Big Tech et les Républicains récalcitrants. À leurs yeux, Trump est victime des médias et des élites. Les attaques des médias traditionnels ne font que renforcer cette idée.

Au départ, le mouvement de Trump n’était pas insurrectionnel, précise Kagan, mais il l’est devenu lorsqu’il a refusé de reconnaître sa défaite et a affirmé qu’on avait triché, qu’on lui avait volé l’élection. À propos des élections de mi-mandat (2022) et présidentielle (2024), Trump a déclaré qu’il était impossible qu’il les perde sans que l’autre parti ait triché. Donc, ces supporteurs sauront quoi faire. Trump les appelle au combat en leur disant que, comme des générations précédentes de patriotes, leurs sueurs, leur sang et même leurs vies sont nécessaires pour restaurer l’Amérique.

Si les républicains remportent l’élection à mi-mandat, Trump va annoncer sa candidature, prédit Kagan, et Facebook et Twitter auront beaucoup de difficulté à justifier la censure de sa campagne. Trump va à nouveau dominer la scène médiatique. Il aura plusieurs avantages qu’il n’avait pas en 2016 et 2020. De loyaux représentants dans les gouvernements locaux et des États, le soutien de riches donateurs et de plusieurs médias. Et le mouvement Trump comprend plusieurs groupes et milices armés. Qui va l’arrêter ?, s’interroge Kagan.
 

Coup d’État

N’eût été le courage et l’intégrité d’une poignée de fonctionnaires et de la réticence de deux procureurs généraux et du vice-président d’obéir à des ordres qui leur semblaient inappropriés, Trump aurait pu réussir son coup d’État, lors de l’assaut du Capitole du 6 janvier, nous dit Kagan. D’ailleurs, les enquêtes en cours au Congrès montrent un niveau de planification sous-estimé jusqu’ici.

Ces événements prouvent que Trump et ses supporteurs les plus virulents étaient prêts à défier les normes constitutionnelles et démocratiques comme le font des mouvements révolutionnaires. Il serait stupide de croire que cette violence est une aberration qui ne se reproduirait pas, proclame Kagan. Déjà, de ses partisans menacent de placer des bombes dans des bureaux de scrutin, de kidnapper des fonctionnaires et d’attaquer les Capitoles des États.

Kagan attire notre attention sur la présence de vétérans de l’armée dans l’assaut, qui ont déclaré avoir combattu pour leur pays par le passé et être toujours prêts à le refaire. Des sondages menés auprès des membres des forces armées ont révélé un appui important à Trump.

Kagan conclut que s’il accédait au pouvoir, fort de l’expérience de son premier mandat, Trump nommerait des fidèles à la tête du département de la Justice, du FBI, de la CIA, de la NSA et du Pentagone. Une victoire de Trump signifierait la « suspension » de la démocratie américaine.
 

Les conséquences sur le Canada et le Québec

Déjà, il faut commencer à mesurer les conséquences sur le Canada et le Québec d’une victoire de Trump ou d’une forme de guerre civile aux États-Unis. À coup sûr, une administration Trump renforcerait les mesures économiques protectionnistes et chercherait à enrôler le Canada dans sa croisade contre la Chine.

Plus déstabilisant encore serait l’afflux de milliers d’immigrants par le chemin Roxham et d’autres portes d’entrée, fuyant les campagnes racistes de Trump. Récemment, le New York Times révélait que Trump aurait déployé 250 000 soldats à la frontière avec le Mexique, n’eût été l’opposition de membres de son administration.

Dans ce contexte, il est urgent de s’interroger sur les conséquences de la campagne idéologique contre la gauche – sous le couvert du « wokisme » – et l’immigration menée par les Mathieu Bock-Côté et autres chroniqueurs du Journal de Montréal, qui adoptent le discours des trumpistes aux États-Unis et d’Éric Zemmour en France, deux courants politiques qui appellent, à mots à peine couverts, à la guerre civile dans leurs pays respectifs.

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