Vincent Bolloré : le patron de Zemmour et Bock-Côté

2021/11/24 | Par Pierre Dubuc

Longueur de l’article : 2333 mots.

Dans La Presse+ du 23 novembre 2021, Christian Dufour consacre sa chronique à un portrait dithyrambique de Mathieu Bock-Côté, coiffé du titre « Un Québécois qui compte à Paris », mais en se gardant bien de préciser que là où il « compte » se limite à la scène de l’extrême-droite française. Sur la chaîne télé CNews et la radio Europe 1, MBC anime des « débats », dont la fonction première est de mousser la candidature d’Éric Zemmour à la présidence de la France. Zemmour dont MBC a tracé un portrait extrêmement racoleur dans le Journal de Montréal du 31 octobre et dont il se vante d’être « l’ami » selon Dufour.

CNews et Europe 1 sont la propriété du magnat de la presse Vincent Bolloré, qui est à l’origine de la candidature de Zemmour. Nous avons déjà décrit l’itinéraire politique et le programme raciste de Zemmour dans un précédent article. Examinons maintenant le parcours de son patron, Vincent Bolloré.
 

Vincent Bolloré

Dans l’édition du 20 novembre 2021 de son magazine, le journal français Le Monde publie un long reportage sur Vincent Bolloré. D’entrée de jeu, on insiste sur la nouvelle obsession du milliardaire breton : l’identité de la France, qu’il juge menacée. « Macron, déclare-t-il, a perdu le combat civilisationnel ». Ce combat, selon Bolloré, c’est celui de la chrétienté contre l’islam, présenté comme la défense de la civilisation occidentale. Les lecteurs des chroniques de MBC dans le Journal de Montréal reconnaîtront la concordance de vue avec Bolloré.

Pour cette croisade, Bolloré a constitué en un temps record un véritable empire médiatique avec un fer de lance : le polémiste vedette Éric Zemmour. Bolloré a calqué sur le modèle de Fox News sa chaîne d’information en continu en lui donnant un nom « à l’américaine ». Rappelons que, propriété du milliardaire Rupert Murdoch, la chaîne américaine a été mise à la disposition de Donald Trump et des plus ultras du Parti républicain. Dernièrement, Bolloré a marié CNews avec Europe 1.

Bolloré et Zemmour déjeunent ensemble près d’une fois par mois et se téléphonent tous les jours. Pour l’appuyer, CNews a publié des enquêtes biaisées, au point d’être rappelé à l’ordre par la commission des sondages.

Rarement, selon Le Monde, un groupe de médias ne se sera construit aussi vite. Jamais il n’aura été mis aussi rapidement au service d’un dessein politique. «Zemmour est une entreprise, avec des résultats financiers, soutenue par un groupe de médias, a analysé l’ancien président François Hollande dans le quotidien italien Corriere della Sera le 31 octobre. Trump est passé de la télé-réalité à la Maison-Blanche, mais il était le candidat du Parti républicain, tandis que Zemmour est le candidat d’un groupe audiovisuel.»
 

S’entourer de « yes men »

En plus de l’acquisition de CNews et Europe 1, Bolloré vient de se porter acquéreur de Paris-Match et du Journal du dimanche (JDD). Il y a placé deux hommes sûrs, deux journalistes septuagénaires « qu’il aimerait voir grossir les rangs des ‘‘yes men’’, comme on appelle dans le groupe Bolloré ces cadres à très gros salaires qui ne décident rien sans en référer au patron et exécutent les licenciements à coups de ‘‘Je te comprends, mais Vincent veut… ‘’», rapporte Le Monde.

L’un d’eux, Patrick Mahé militait à 20 ans au sein d’Occident, un mouvement d’extrême droite dissous en 1968. Longtemps proche de Jean-Marie Le Pen, Mahé est aussi un ancien de Jeune Europe, groupuscule ultra-nationaliste et antiaméricain. Il a déjà travaillé à Paris Match. Il avait poussé le magazine, en 1983, à acheter pour 400 000 dollars un faux scoop sur les « carnets » d’Adolf Hitler.

La seconde recrue, Jérôme Bellay, est désormais à la tête du Journal du dimanche. Son retour sonne comme une revanche, précise Le Monde. Lui aussi retrouve, à la tête du JDD, un poste qu’il avait dû quitter en 2016. Il avait été évincé après une couverture affichant le portrait pleine page de Marine Le Pen sous le titre « Un français sur trois prêt à voter pour elle ».
 

Odeurs de guerre civile

Dans un article de La Presse+ du 22 novembre, intitulé La dérive autoritaire du Parti républicain, le correspondant du journal aux États-Unis, Richard Hétu, raconte que des « politiciens républicains aiment se faire voir avec des fusils d’assaut ». Il cite le cas de la représentante de Géorgie Marjorie Taylor Greene qui dans une vidéo s’exclame : « ‘‘Je vais faire sauter le programme socialiste des démocrates’’ avant d’ouvrir le feu avec un énorme fusil d’assaut sur une Toyota Prius ornée du mot ‘‘socialisme’’ ».

Ces messages sont interprétés de façon parfois troublante par certains conservateurs, rapporte Hétu. Lors d’un rassemblement récent en Idaho, l’un d’entre eux s’est avancé vers le micro pour demander quand il pourrait commencer à tuer des démocrates. « Quand pourra-t-on utiliser les armes ? », a-t-il insisté sous les applaudissements de la foule. « Combien d’élections vont-ils voler avant que nous ne tuions ces gens ? »

Dans son reportage, Le Monde fait part d’interventions similaires sur les ondes de CNews. Le 19 octobre, l’animateur Jean-Marc Morandini questionne le père d’une des victimes du Bataclan. « Patrick Jardin, vous n’appelez pas à des actes violents contre les musulmans ? », lui demande-t-il.

Le 10 novembre, dans « L’Heure des pros 2 », le journaliste polémiste du Figaro Ivan Rioufol s’interroge tout haut : « Est-ce qu’on doit tirer ou non sur les migrants à la frontière biélorusse ? C’est une vraie question ! »

Dans son édition du 17 novembre, le Canard Enchaîné consacre un article aux « inquiétants amis d’Éric Zemmour ». Le journal cite la Famille gallicane, un groupuscule de l’Indre comptant plusieurs dizaines de membres – racistes, suprémacistes, survivalistes –, qui « s’amusent à tirer en forêt sur des caricatures de Juifs, de Noirs ou de musulmans ». Ou encore « Les Vilains Fachos 2.0 », dont les initiales LVF font référence à « l’organisation dont les combattants opéraient, pendant la guerre, sous l’uniforme militaire allemand. »

Donc, aux États-Unis, les personnes ciblées sont les démocrates; en France, les juifs, les Noirs et les musulmans et… les journalistes. En effet, Zemmour s’est amusé à prendre pour cible des journalistes avec un fusil d’assaut lors d’un salon de l’armement.

 

La croisade pour l’Occident chrétien

Bolloré s’exaspère du néoféminisme et de la remise en question du « mâle traditionnel », raconte Le Monde. Il vilipende le « wokisme », ce concept qui prône la défense de toutes les minorités, et il juge l’homme blanc menacé par l’idéologie décoloniale. (Soulignons au passage qu’il a accepté de plaider coupable et a négocié le paiement de 12 millions d’euros d’amendes dues dans une affaire de corruption au Togo.) Ce sont là des thèmes récurrents chez Zemmour et Bock-Côté.

Mais Bolloré s’est aussi mis à croire à la théorie du « Grand remplacement » et à la « guerre des civilisations », une thèse empruntée à l’américain Samuel Huntington. Selon le quotidien français, un nouveau pas symbolique a été franchi, lorsque le directeur général de CNews, Serge Nedjar, a validé la présence de Renaud Camus sur sa chaîne. Renaud Camus est le promoteur de la théorie du « Grand remplacement », selon laquelle les musulmans seraient à la veille de remplacer les Français de souche sur le territoire français. (Voir à ce sujet notre article Le programme de Zemmour qui plait tant à Bock-Côté) Cette théorie raciste et complotiste a notamment inspiré en 2019 le terroriste responsable de l’attentat qui a fait 51 morts et 49 blessés à Christchurch, en Nouvelle-Zélande. 

Quant à la croisade pour l’Occident chrétien, elle prospère sur un terreau favorable. Bolloré, nous informe Le Monde, a une foi de charbonnier qui se décline en images pieuses dans son portefeuille, un syncrétisme « bretonnisant » qui balance entre tradition celte et piété mariale. La devise de la famille est la même depuis 1789 : « À genoux devant Dieu, debout devant les hommes »Superstitieux, Vincent Bolloré garde à portée de main une statuette de la Vierge Marie et rapporte des bouteilles d’eau bénite de son pèlerinage annuel à Lourdes. Il se vante de se rendre à la messe tous les dimanches, « quel que soit l’endroit où [il se] trouve ». Son frère, Michel-Yves Bolloré, vient de publier Dieu, la science, les preuves, un livre qui affirme « révéler les preuves modernes de l’existence de Dieu ». 

Pour Bolloré, la seule limite à la « liberté d’expression » – cet étendard brandi par CNews pour justifier tous les propos, même passibles de condamnations – est le blasphème. Le Pape François, à Rome, n’est pas sa tasse de thé. À la défense des migrants et de l’accueil des homosexuels dans l’Église, il préfère la théologie classique de son prédécesseur, Benoît XVI.

MBC partage la même opinion à l’égard de la papauté. Dans Le Nouveau régime. Essais sur les enjeux démocratiques actuels (Boréal, 2017), il déplore la déseuropéanisation du christianisme, en cours avec le sud-américain pape François qui semble croire, se désole MBC, que « le catholicisme a quitté son berceau et qu’il a désormais ses assises démographiques en Amérique latine et en Afrique ».

Bolloré a racheté France Catholique en 2018, alors que la diffusion de ce petit hebdomadaire ne dépassait pas quelques milliers d’abonnés, pour des pertes de 850 000 euros. Bolloré s’est battu comme un beau diable pour reprendre ce journal créé en 1924 en réaction au Cartel des gauches. Synergies et réduction des coûts obligent, la rédaction de France catholique participe désormais à plusieurs émissions de CNews.

Vincent Bolloré pense que l’Église est trop fragile pour qu’on l’ébranle à nouveau. Zemmour le dit crûment dans ses meetings : « Vous détruisez le christianisme, vous aurez l’islam. » Bock-Côté est du même avis. Le danger serait, selon MBC, que l’Europe vidée du christianisme s’emplisse de croyances loufoques ou, pire encore, se convertisse, à long terme, « à une foi plus puissante, idéologique ou religieuse, susceptible de répondre aux besoins spirituels des uns et au désir d’une identité sociale forte des autres ». Lire : l’islam.

Selon Le Monde, l’abbé Grimaud – présenté comme le « confesseur » de Vincent Bolloré, mais qui ressemble surtout à un directeur de conscience politique – s’inscrit avec Zemmour dans la même filière néomaurrassienne qui fait de la religion le bras armé de la politique. « Une complicité [est née] spontanément d’un combat commun, raconte Zemmour dans son dernier livre. Nous sommes engagés dans une lutte pour la survie de la France telle que nous la connaissons, loin d’être gagnée vu la férocité de l’ennemi. »

Rappelons qu’en 2001, alors qu’il présidait le Forum Jeunesse du Bloc Québécois, Mathieu Bock-Côté s’était attiré les foudres de la direction du parti en citant Charles Maurras dans une publication du groupe. Charles Maurras, qui a créé en 1889 L’Action française, est un monarchiste, admirateur de Mussolini et Franco. Son discours était déjà, à l’époque, que la France est en pleine décadence, se délite, perd sa chrétienté, son héritage façonné à travers les siècles. Maurras a salué comme une « divine surprise » l’arrivée au pouvoir de Pétain. À l’époque, MBC avait dû se dissocier publiquement de Maurras.
 

De la civilisation gréco-romaine à la civilisation judéo-chrétienne

Dans une entrevue accordée à Bernard Drainville sur les ondes du 98,5, MBC reprochait au Canada multiculturaliste de Justin Trudeau de « se désoccidentaliser ». Une interprétation de l’évolution de la société difficile à admettre, alors que la mondialisation a plutôt pour effet d’occidentaliser tous les continents, voire à les anglo-américaniser. MBC fait référence à l’immigration. Mais encore là, la très grande majorité des immigrants viennent de régions de la planète qui ne proposent pas de nouvelles « civilisations ». Bien entendu, MBC a en tête l’Islam. En 2020, il y avait au Canada 1 148 213 musulmans, représentant 3,2 % de la population totale du pays. On est loin du « Grand remplacement » !

Autrefois, au Québec et ailleurs dans le monde, la référence culturelle était la « civilisation gréco-romaine » et non pas la « civilisation judéo-chrétienne ». La référence à la « civilisation judéo-chrétienne » provient du conservatisme européen, qui, depuis le XIXe siècle, a toujours reposé sur une conception organique de la société. L’Europe est conçue comme une seule civilisation chrétienne composée de différentes nations avec des langues et des coutumes différentes.

Curieusement, plusieurs de ceux qui font la promotion de cette conception, comme MBC, affirment ne pas être croyants. Il s’agit d’une inversion de la relation entre nationalisme et religion. Ce n’est plus l’affiliation religieuse qui détermine les conceptions politiques, mais les positions politiques qui aident à déterminer si quelqu’un va s’identifier avec une religion, comme l’affirme Mark Lilla dans un article publié le 6 décembre 2018, sous le titre Two Roads for the New French Right sur le site Internet de la New York Review of Books. Autrement dit, on instrumentalise la religion à des fins politiques.
 

Le Québécois réac

Dans son article « Le Québécois qui compte à Paris », Christian Dufour relate que les dernières frasques de Zemmour ont fait en sorte qu’il a été « largué par des sympathisants majeurs comme Jean-Marie Le Pen et l’influent maire de Béziers, Robert Ménard ». Dufour se demande si Bock-Côté va lui aussi prendre ses distances avec son « ami » Éric Zemmour, à défaut de quoi « il perdra de la crédibilité en restant associé à quelqu’un ayant démontré qu’il n’a pas de jugement et qui peut être dangereux ».

En fait, tout dépendra de la décision de son patron Bolloré et si MBC se comportera comme un autre de ses « yes men ». Mais qu’il abandonne ou non Zemmour pour se rallier à Marine Le Pen, le fait est que le « Québécois réac », comme l’a baptisé le Canard Enchaîné, restera identifié à l’extrême-droite. Cela en dit long sur ceux qui le célèbrent comme Christian Dufour.

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