Une vie consacrée à la santé et à la sécurité des travailleuses

2021/12/01 | Par Pierre Dubuc

Je ne l’ai pas reconnue lorsqu’elle s’est pointée à nos bureaux avec un casque de vélo sur la tête, des lunettes fumées et un masque de protection contre la COVID. Avec ses vêtements caractéristiques des coursiers et son sac à dos, j’ai cru que c’était un employé de l’agence de messagerie, notre voisine de palier. Plus tard, le visage dégagé, attablée, chez Doval, le restaurant portugais de la rue Marie-Anne, une cliente, fort probablement septuagénaire comme elle, est venue à brûle-pourpoint lui dire : « Vous avez une belle tête, madame ! » Sans fausse honte, Karen Messing a accueilli avec un plaisir manifeste le compliment.

Difficile d’imaginer meilleur enchaînement pour parler de son livre Le Deuxième corps (Écosociété), dont le sous-titre est « Femmes au travail, de la honte à la solidarité ». Dans ce livre, l’ergonome et généticienne de réputation internationale revient sur ses recherches consacrées aux différences biologiques entre les femmes et les hommes dans les milieux de travail au cours de sa longue carrière.

Dans la préface, elle relate comment, après le visionnement d’un documentaire sur la santé, comprenant des gros plans des organes génitaux féminins, toutes ses étudiantes – elle comprise – avaient exprimé leur honte de leur corps. Elle a alors acquis la conviction qu’il fallait, me dit-elle, « tout mettre en œuvre pour nous libérer de la honte qui est rattachée à notre corps et à ‘‘ses différences’’ ».

« J’en suis venue à croire que certains de nos échecs dans notre lutte pour l’égalité et la santé au travail sont dus à des obstacles que nous préférons souvent passer sous silence, comme les différences biologiques et sociales entre les femmes et les hommes. J’ai vu des travailleuses (dont moi-même) muselées par la honte d’être physiquement plus faibles, d’avoir leurs règles, de devoir quitter le travail en vitesse pour se rendre à la garderie avant la fermeture, d’avoir des bouffées de chaleur… Et j’ai réalisé que nous devions prendre conscience du prix de notre silence et chercher des solutions. »

 

La troisième heure

Cette honte, elle l’a vue chez les techniciennes en communication, qui trouvaient que ce n’était pas un « problème grave » de travailler avec des outils surdimensionnés (harnais trop grands, ceintures trop larges, échelles trop lourdes, etc.), de subir les blagues sexistes, voire les agressions sexuelles, de leurs collègues masculins. Mais il a fallu attendre la troisième heure d’une rencontre avec ces travailleuses pour qu’on parle enfin des « vraies affaires », qui faisaient en sorte qu’elles étaient trois fois plus victimes d’accidents de travail que les hommes.

Dans plusieurs des dossiers exposés dans ce livre, les syndicats ont facilité la prise de parole. Dans d’autres cas, ce fut le contraire. Karen ne se gêne pas pour les pointer du doigt. Elle raconte comment, lors d’une assemblée, un dirigeant haut placé d’une centrale syndicale avait mis fin aux dénonciations courageuses de travailleuses en critiquant « l’atmosphère négative » de la rencontre et en réclamant des interventions « plus positives ».

 

Faire preuve de prudence

Karen Messing s’est beaucoup intéressée au personnel hospitalier. Deux dossiers, en particulier, abordent l’épineuse question de l’égalité et de l’équité entre les sexes : ceux des préposées aux bénéficiaires (PAB) et de l’entretien ménager dans les hôpitaux. Dans les deux exemples, on a fusionné, au nom de l’équité salariale, des postes rattachés aux travaux « lourds » occupés par des hommes et « légers » par des femmes.

Dans le cas des PAB, l’étude a montré que les femmes accomplissaient plus de tâches exigeantes physiquement que les hommes, mais refusaient de l’admettre. Elles avaient eu honte d’entendre qu’elles en faisaient moins que les hommes et se blessaient en essayant de compenser. Occupé à 80 % par des femmes, il était l’un des emplois affichant le taux le plus élevé d’accidents de travail, en particulier chez les femmes d’âge mûr. Karen me souligne, au passage, que, dans notre société, « la manipulation des charges est associée aux professions masculines sauf si la masse en question est un être humain » !

Les exigences physiques de l’entretien « léger » étaient aussi sous-estimées. Mais les femmes s’opposaient à la fusion. Certains travaux lourds les rebutaient et elles craignaient d’être contraintes de démissionner advenant une fusion des postes. C’est ce qui se produisit. Le taux d’accident de travail a augmenté et les femmes d’âge mûr ont quitté. « Notre fierté professionnelle et féministe en a pris un coup », reconnaît Karen.

Aujourd’hui, elle revient dans son livre sur ce sujet avec une humilité qui l’honore. « Si mes idéaux féministes avaient contraint ces pauvres femmes à quitter leur gagne-pain, j’aurais dû y réfléchir à deux fois avant de rédiger mon rapport. Au départ, c’est d’ailleurs ce qui m’a poussé à écrire le présent livre : je voulais rappeler qu’en tant que féministes, nous devons faire preuve de prudence dans nos interventions. »

Mais le portrait global est plus nuancé. Une dizaine d’années plus tard, il s’est avéré que l’intervention auprès des préposées au nettoyage avait contribué à éliminer un ghetto de femmes, à rehausser le salaire des travailleuses, à accroire la reconnaissance accordée aux travaux « légers » et à inciter la direction à intervenir pour améliorer le sort du personnel.

 

Ressemblances ou différences

Quelle approche faut-il privilégier ? Selon les féministes qui misent sur la « ressemblance » entre les sexes, les stéréotypes de genre amplifient les différences au détriment de l’égalité. Les féministes qui mettent l’accent sur la « différence » entre les sexes souhaitent que l’on approfondisse l’étude des aspects du corps humain influencés par le sexe génétique, comme la force, la physiologie, la métabolisation des toxines, la perception de la douleur et la biologie de la reproduction.

Par exemple, signale Karen, on n’accorde aux travailleuses ni reconnaissance ni indemnisation pour des problèmes de santé touchant spécifiquement les femmes, comme l’aggravation des symptômes de la ménopause due à un mauvais contrôle de la température ambiante, les problèmes de fertilité liés à la perturbation du cycle menstruel par des quarts de travail variables ou encore l’intensification des douleurs menstruelles engendrées par des horaires de travail difficiles ou par l’exposition au froid ou à certaines substances chimiques.

Alors, comment sortir de cette impasse ? Par un environnement plus sécuritaire et équitable, pour les femmes comme pour les hommes. Pour y parvenir, trois avenues sont à privilégier: 1. La collection d’information sur les conditions de travail; 2. Une meilleure gestion du personnel avec comme perspective que c’est le travail qui doit être adapté à la main-d’œuvre et non l’inverse; 3. Enfin, et surtout, le renforcement des liens de solidarité entre les travailleuses, tout en optimisant le travail d’équipe pour tirer parti de la force, de l’agilité, de l’endurance et de l’équilibre de toutes et tous.

 

Un legs

Le Deuxième corps aborde en profondeur une série d’autres sujets : le retrait préventif, les horaires de travail, la conciliation travail-famille, etc. Très intéressante également est l’analyse de la gestion chez un employeur féministe.

S’ajoute à cela un retour historique sur les péripéties passées et actuelles de CINBIOSE – le Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l’environnement – dont elle est une des cofondatrices avec sa grande amie Donna Mergler. Aujourd’hui, l’existence du CINBIOSE est une nouvelle fois menacée. Mais Karen Messing croit qu’il a suffisamment essaimé pour qu’une nouvelle génération se porte à sa défense et assume la relève. Forte de toute l’expérience accumulée, elle lui lègue une liste détaillée – non exhaustive, précise-t-elle – de pistes de recherche pour mettre la science au service des travailleuses.