Le Canada et les paradis fiscaux

2021/12/03 | Par Gabriel Ste-Marie

L’auteur est député du Bloc Québécois
 

En octobre dernier, le Consortium international des journalistes d’investigation a révélé l’affaire des Pandora Papers. Cette fuite de près de 12 millions de documents dévoile les noms des bénéficiaires de 29 000 sociétés-écrans dans les paradis fiscaux.

On y trouve des personnalités provenant de toutes les sphères d’activités, comme l’ancien pilote de F1 Jacques Villeneuve, le roi québécois du Dark web Alexandre Cazes, l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair et même la Reine Elizabeth II ! Par sa fonction, la monarque est propriétaire de « Crown Estate », une entreprise nommée dans une transaction identifiée dans la fuite de documents.

Les Pandora Papers révèlent des informations nouvelles, mais également du même type que celles déjà identifiées dans les Panama Papers et les Paradise Papers. Le modus operandi est à peu près toujours le même.
 

L’abc du paradis fiscal

Le fortuné fait affaire avec une entreprise spécialisée qui lui vend un stratagème fiscal clé en main. Il se voit attribuer une société-écran enregistrée dans un paradis fiscal. On dit « écran » parce que le nom du bénéficiaire n’apparait pas sur les documents officiels. Par la suite, la société-écran peut placer l’argent qu’on lui confie dans un compte en Suisse ou ailleurs, et même parfois dans le financement d’activités criminelles. Tout cela à l’abri des regards du fisc et des autorités du pays du fortuné, qui ignorent le lien entre la société-écran et son bénéficiaire.

Le journaliste et auteur Vincent Larouche illustre très bien cette démarche dans son thriller géopolitique La Saga SNC-Lavalin (Les Éditions La Presse). Même chose dans le documentaire « The Laundromat – L’Affaire des Panama Papers » disponible sur Netflix.

Il est totalement inacceptable que les États tolèrent une telle façon de faire. Les noms des bénéficiaires de ces sociétés-écrans ne devraient en aucun cas être cachés. Les entreprises qui vendent ce genre de services jouent avec les subtilités des lois fiscales et clament que c’est légal. Elles vendent souvent un avis juridique qui accompagne le stratagème pour protéger le client en cas d’une éventuelle poursuite.

Si c’est légal, les lois devraient être changées pour que ça devienne illégal. Or, selon l’économiste français spécialiste des paradis fiscaux, Gabriel Zucman, ce genre de pratiques serait en fait illégal. Les lois fiscales de la plupart des pays contiennent des clauses générales anti-abus « qui invalident par avance toutes les transactions sans substance économique réelle ne visant qu’à alléger la facture fiscale ».

Dans Le triomphe de l’injustice (Seuil), son plus récent essai publié avec Emmanuel Saez, Gabriel Zucman montre que le cœur du problème est le manque de volonté politique qui mène à ce laxisme. Par exemple, il existe déjà des registres où sont inscrits les bénéficiaires de ces sociétés-écrans. Ils sont détenus par Clearstream, Euroclear et DTC (The Depository Trust Company). Le problème est que seules les institutions financières peuvent les consulter. Il ne serait pas très compliqué de donner accès à ces registres aux autorités fiscales des pays.
 

L’absence de volonté politique

Au printemps dernier, mon collègue du Bloc Québécois Stéphane Bergeron a fait adopter une motion à la Chambre des communes exigeant du gouvernement d’adopter six actions pour mieux lutter contre l’utilisation des paradis fiscaux. L’une d’entre elles visait justement à créer un registre mondial des propriétaires de sociétés-écrans. Une autre à mettre fin aux coquilles vides à l’étranger, à ces filiales sans activité servant à dissimuler des sommes d’argent. Malheureusement, et malgré l’adoption de la motion, la volonté politique n’est pas encore au rendez-vous et on doit encore se contenter d’attendre les fuites d’informations massives comme les Pandora Papers.

Les pays ont beau avoir conclu des accords d’échange d’informations fiscales avec la plupart des paradis fiscaux, cela ne fonctionne à peu près pas. Les autorités fiscales doivent demander des informations précises sur un cas particulier et la coopération est déficiente. Cette façon de procéder évolue tranquillement, mais c’est encore la situation qui prévaut au Canada.

L’absence d’accès à l’information constitue donc un frein majeur à la lutte contre l’utilisation des paradis fiscaux. Ici, le laxisme de l’Agence du revenu du Canada (ARC) est aussi un problème majeur. Lorsqu’un utilisateur d’un stratagème est identifié et sur le point de se faire pincer, il semble possible qu’il puisse conclure une entente de divulgation volontaire avec l’ARC.

Le bénéficiaire doit alors payer l’impôt qu’il aurait dû payer s’il n’avait pas utilisé le stratagème. Sans pénalité. Et l’entreprise qui lui a vendu le stratagème reçoit un simple avertissement que ce n’est plus permis. Sans autre pénalité. Rien donc pour les inciter à ne pas tenter leur chance !

La situation est complètement différente aux États-Unis. À titre d’exemple, il y a quelques années, KPMG avait vendu un stratagème à de riches clients pour cacher leurs avoirs à l’île de Man. Les clients canadiens ont conclu des ententes d’amnistie.

Aux États-Unis, ils ont dû payer une pénalité de 50 %. KPMG s’est vue contrainte de démanteler trois de ses divisions, s’engager à ne plus vendre de services de planification fiscale, payer 466 millions $ en dommages au gouvernement, et accueillir – en permanence pendant trois ans dans leurs bureaux – des agents de l’agence du revenu américaine avec un accès illimité à tous leurs dossiers. Ses dirigeants ont aussi écopé d’amendes salées et l’un d’entre eux a été emprisonné. Rien de comparable au Canada.
 

Le Québec plus efficace

Toujours au sujet du laxisme de l’ARC, Radio-Canada a révélé au printemps dernier que, à la suite des fuites des Panama Papers, Revenu Québec a récupéré plus d’argent que l’ARC, même si Revenu Québec ne s’occupe que du Québec !

Dans leur article, les journalistes Frédéric Zalac et Zach Dubinsky ont aussi démontré qu’Ottawa a récupéré quinze fois moins d’argent de ces stratagèmes que le Royaume-Uni, et environ dix fois moins que l’Allemagne, l’Espagne, la France ou l’Australie ! L’utilisation des sociétés-écrans dans les paradis fiscaux pour échapper au fisc est un problème mondial, mais le laxisme de l’ARC semble se situer dans une classe à part. Et le Premier ministre nomme pour la troisième fois la même ministre au Revenu, qui semble ne rien comprendre à tout cela et s’en lave les mains.

Dans leur essai, Zucman et Saez refont l’histoire des paradis fiscaux. Dès que les pays ont mis en place l’impôt sur le revenu, les fortunés ont essayé de s’y soustraire à l’aide de paradis fiscaux. Fait cocasse, dans les années 1930, Terre-Neuve a servi de paradis fiscal, au même titre que les Bahamas ou le Panama. S’en sont suivis des chassés croisés avec les autorités qui interdisaient ces nouvelles pratiques. Jusqu’au grand relâchement récent. Ce qui fait dire aux deux professeurs de Berkeley que ce laxisme est un choix politique et que ça peut être changé.

La lutte à l’utilisation des paradis fiscaux demeure complexe. Il faut évidemment mettre fin à l’utilisation de ces sociétés-écrans et aux différents stratagèmes qui visent à soustraire les fortunes à l’impôt. Il y a aussi le problème de l’utilisation des paradis fiscaux par les multinationales, les banques et les géants du web. Les deux économistes de Berkeley ont aussi bien documenté le problème et proposent des solutions concrètes. Nous y reviendrons.