Ce que le populisme fait à la démocratie

2022/01/28 | Par Simon Rainville

Au tournant des années 1990, alors que l’URSS sombrait et que le monde semblait sous l’hégémonie américaine, Francis Fukuyama, certain de la supériorité occidentale, n’annonçait rien de moins que la « fin de l’Histoire ». Synthétiquement, il affirmait que l’humanité venait de franchir la fin des luttes historiques pour le progrès, puisque le progrès était maintenant la seule norme possible : tous les peuples du monde comprenaient enfin que le libéralisme politique (les droits individuels protégés par la démocratie de partis) et économique (le capitalisme) était indépassable puisqu’ils calquaient la nature humaine.

En termes d’arrogance et de faiblesse théorique, on ne fait pas mieux : l’eschatologie est une constante de l’histoire des idées, sans cesse démentie, comme le rappelaient notamment Samuel Huntingdon et Jacques Derrida à la sortie du livre de Fukuyama. Néanmoins, comme c’est toujours le cas dans ce milieu de moutons qui se croient à la fine pointe de la pensée, d’innombrables universitaires ont repris ce leitmotiv.

Déboutés par le spectacle qui s’offre à eux depuis le 11 septembre 2001, les commentateurs se creusent  la tête : comment le monde n’est-il pas entré dans leur théorie ? Ils se retrouvent dépourvus devant la montée des récriminations populaires au sujet des inégalités qui s’accroissent et des pertes de repères, de traditions et de causes communes.

Leur seule explication, un vrai prêt-à-penser aussi simpliste que la « fin de l’histoire » de Fukuyama, se résume en un mot : populisme, qu’ils assimilent à une maladie infantile de la pensée. Le mot devient anathème, mais rien ou presque n’est fait pour contrer la réalité qu’il recouvre, pourtant beaucoup plus complexe que ce qu’ils prétendent.

Le libéralisme politique et économique ne peut pourtant représenter, comme toutes les idéologies, qu’un phénomène historique appelé à être dépassé. Plus vite nous accepterons cela, mieux ce sera pour la suite du monde.

Si l’on prend du recul, on constate que la désaffection populaire devant les dérives du libéralisme, comme le postmodernisme qui isole l’individu et le néolibéralisme qui augmente les inégalités économiques en plus de détruire les écosystèmes, succède au désenchantement face aux deux idéologies qui combattaient le libéralisme depuis le milieu du 19e siècle, soit le socialisme (et le communisme) et le fascisme. Cet effondrement des idéologies succède à la chute des grandes religions, du moins, à leur prétention à tout expliquer. La crise actuelle de la tradition et de l’autorité en Occident prend sa source dans ce double déclin.
 

Le populisme

L’individualisme libéral, sous des apparences de victoire éclatante, bat aujourd’hui de l’aile puisqu’il déçoit à son tour. C’est précisément là qu’entre en jeu le populisme, qui se veut une réponse à ce marasme. Or, toute la difficulté est de le définir, de le cerner, et la plaquette Le populisme (Que sais-je ? PUF) de Pascal Perrineau aide certainement à jeter les bases d’une telle compréhension.

Le populisme, selon l’auteur, serait une « idéologie faible » ou «idéologie mince» puisqu’elle n’est pas unifiée et contraignante d’un point de vue théorique. Ne se fondant sur aucune tradition politique particulière, elle tend à faire éclater toutes les catégories de la science politique dans une indétermination qui permet tout et son contraire.

Le populisme n’aurait que trois caractéristiques récurrentes : d’abord, l’appel constant au peuple, jamais défini, suivant une acception malléable au besoin; puis, la lutte de ce peuple, jugé pur et ayant naturellement en tête le bien commun du « gros bon sens », contre l’élite corrompue qui travaille constamment contre la volonté du peuple ; enfin, la volonté générale du peuple, mené par un élan que rien ne saurait corrompre ou amoindrir, devrait se répercuter, dans les meilleurs cas, dans une démocratie directe ou, dans les pires, dans la volonté d’un chef charismatique qui parlerait au nom du peuple à l’aide de « référendums populaires » qui n’ont en fait rien de démocratique, afin de s’assurer que les ennemis ne dévoient pas la volonté populaire.

Au-delà de ces traits, rien n’unifie des mouvements qui sont surtout de droite, mais peuvent parfois être de gauche, selon Perrineau. Le populisme de droite est généralement nativiste : il ne nie pas la démocratie, mais il considère qu’elle devrait être réservée aux seuls « vrais nationaux » d’une nation présentée comme homogène et organique, existant de tout temps, qui doit se tenir debout face à l’Autre. 

Déjà en 1978, Pierre Birnbaum expliquait, dans Le peuple et les gros (Grasset), que la peur et la haine des « gros », comme on disait il y a encore un siècle, existent de tout temps, mais qu’elle prenait un tournant différent depuis les années 1960. Ce sentiment de méfiance face aux élites est aujourd’hui encore plus grand puisque l'époque met en scène des élites cosmopolites (donc, apatrides et dangereuses pour l’unité nationale) et des multinationales (donc de « très grosses élites », le 1 %) qui se dérobent aux lois (paradis fiscaux) et ne cherchent que le profit par l’adoption de politiques néolibérales qui favorisent l’immigration et la délocalisation des entreprises.
 

Problèmes réels, explication simpliste

Le populisme soulève des problèmes réels, mais en donne une explication simpliste qui nie la complexité humaine et la mésentente constitutive de la vie en société, qui n’est plus vue comme faite de concitoyens à convaincre, mais d’ennemis à abattre. Cette foi en un peuple idéalisé, sans divisions internes importantes, est en fait une volonté de nier ou de rejeter le politique. Au cœur du populisme se trouvent donc une ou des cibles, un ou des boucs émissaires.

Arrivés au pouvoir, des dirigeants populistes comme Donald Trump ou Jair Bolsonaro, devenus donc les élites gouvernantes qu’ils dénonçaient pourtant, ne sont pas pris à leur propre jeu puisque leur négation de la complexité du monde se poursuit, selon Perrineau. Ils affirment alors que le vrai pouvoir leur échappe, qu’il est entre les mains de sociétés secrètes et de grandes entreprises (la clique de Washington de Trump), nourrissant encore davantage la paranoïa, la xénophobie, l’anti-intellectualisme, le complotisme et la dénonciation des « fake news ».

C’est alors qu’ils tentent d’affaiblir les contrepoids et la division du pouvoir des démocraties, alors même qu’ils prétendaient pourtant lutter pour le bien commun. Leur combat est institutionnel, mais aussi d’opinion, en franchissant les lignes traditionnelles du débat politique. Ils cherchent à entrer dans une «démocratie d’opinion» qui remplacerait la «démocratie des partis». Plutôt que de passer par les médias traditionnels, ils optent pour les réseaux sociaux et les autres canaux. En jouant constamment sur la limite de la légalité, ils modifient le champ de l’acceptable et refusent le principe de base de la démocratie qui est la recherche de consensus par le débat.

Selon Perrineau, le populisme cherche à s’adresser aux groupes marginalisés par les changements rapides des dernières décennies (mondialisation, ouverture internationale, immigration, reconnaissance des identités multiples et insécurité culturelle) et aux moins scolarisés pour qui la complexité du monde ne peut qu’être un complot en soi. Plus qu’un simple gouvernement de droite qui protège les intérêts des puissants, le populisme de droite vise une refondation de la Cité.

Pendant que les élites libérales s’échinent à minimiser les problèmes socioéconomiques de la mondialisation et que la gauche postmoderne prend la défense de la « diversité » pour un projet commun, les mouvements fusent de toute part pour s’attaquer à la démocratie. Il y a péril en la demeure. Il est contreproductif de ridiculiser les supporteurs de Maxime Bernier et d’Éric Duhaime qui attirent une part non négligeable des laissés-pour-compte du libéralisme. C’est au renouvellement de la démocratie et du bien commun qu’il faut s’atteler, non à la seule défense des droits individuels. Le mépris et la négation des insécurités sont toujours les pires réponses.

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