Système de santé : La limite humaine est atteinte

2022/01/28 | Par Orian Dorais

Le 13 janvier, les journalistes du Devoir Marie-Michèle Sioui et Marie-Ève Cousineau rapportaient une information des plus troublantes. Il manquerait 15 000 employés dans le secteur de la Santé, pour des raisons liées à la COVID, et 30 000 de plus seraient absents pour d'autres motifs, comme des congés de maladie ou de maternité. Plus inquiétant encore, depuis deux ans des milliers de travailleurs ont quitté définitivement le milieu de la santé. Face à ces milliers de départs et ces dizaines de milliers d'absences, il peut être tentant – surtout pour le gouvernement Legault – de blâmer la pandémie et seulement la pandémie... Mais la CAQ a-t-elle fait le nécessaire pour protéger les soignants et les garder en poste ? Comme le soulignait le journaliste André Noël, sur presque 95 000 professionnels de la Santé infectés à la COVID dans l'ensemble du Canada, près de 45 000 venaient du Québec. Je m'entretiens donc avec Réjean Leclerc, président de la Fédération de la santé et des services sociaux de la CSN (FSSS-CSN), sur ce que le gouvernement aurait dû et devrait faire pour aider le secteur.
 

O. : M. Leclerc, diriez-vous que le gouvernement a fait le nécessaire pour protéger les soignants ?

R. L. : En fait, le gouvernement commence à peine à faire le minimum pour protéger le personnel. Je vais te donner un exemple. De mars 2020 à mars 2021, une majorité de travailleurs de la Santé n'avaient pas de masques N95. C'était seulement les individus avec un très haut risque d'exposition et de transmission qui recevaient ces masques-là, donc une bonne majorité de soignants n'y avaient pas accès.

Pendant un an, les gens étaient pas « chromé égal », comme on dit. Même que les soignants qui mettaient des N95 se faisaient rabrouer ! L'employeur disait que porter un N95, ça insinuait que les masques bleus, de procédure, n’étaient pas suffisants et que ça risquait de causer une panique. Donc, on réprimandait des employés qui commettaient le délit de... se protéger adéquatement au travail. Le problème c'est que, au sujet des N95, le gouvernement écoute juste l'INSPQ, qui est sous contrôle direct du ministre de la Santé.

O. : On a tous vu comment le Dr Arruda voulait plaire à Legault, et n'oublions pas la cellule de crise remplie de spécialistes de la communication politique. Il y avait peu de chances que la Santé publique contredise le gouvernement sur les N95...

R. L. : Ben voilà ! Nous, les syndicats, dès le départ, on voulait que la CNESST se prononce sur le sujet. Ç'a pris jusqu'en mars 2021 pour qu'elle se décide à statuer, et y’a fallu qu'un tribunal la force à le faire. On a dû poursuivre la CNESST pour la forcer à reprendre le contrôle de sa propre juridiction. C'est pas à l'INSPQ ou au gouvernement de décider ce qui est sécuritaire en milieu de travail, c'est aux Normes du Travail de le faire. Et, de fait, la CNESST a recommandé que le N95 devienne la norme.

Mais ça fait un an depuis cette décision et encore aujourd'hui, c'est pas tous les travailleurs de la Santé qui ont accès à des N95 quand ils en ont besoin. En fait, pour éviter les éclosions massives, faudrait que le N95 devienne aussi la norme dans le secteur de l'éducation et dans celui des CPE. Là, tous les travailleurs essentiels seraient protégés.

O. : Ça semble une évidence, pour vous, que les N95 sont un minimum syndical pour la sécurité des employés. Pourquoi le gouvernement persiste-t-il à prétendre que ces masques ne sont pas essentiels ?

R. L. : Le gouvernement veut éviter de reconnaitre son fiasco. Pendant l'épidémie d'H1N1, en 2009, et d'Ébola, en 2014, le Québec a amassé une réserve nationale de N95. On en avait des millions. Mais les gouvernements Couillard, puis Legault, ont arrêté de renflouer cette réserve-là, pour épargner des coûts. Même qu'ils ont jeté beaucoup de masques. Je sais pas si c'était parce que les N95 devenaient obsolètes ou si c'était juste pour faire de l'espace, mais depuis, c'est très difficile d'avoir accès à une quantité suffisante de masques. Les pays se les arrachent.

Donc, pour pas perdre la face, le gouvernement dit qu'un masque de procédure c'est suffisant. Comment régler un problème quand on reconnait même pas qu'il existe ? À part ça, je tiens à dire que, dès le début, dans chaque région du Québec, on aurait eu besoin de réserver un hôpital ou deux uniquement pour les malades de la COVID. Parce qu'essayer d'isoler les zones « chaudes » dans chaque hôpital, ça marche pas; il finit toujours par y avoir des contacts entre le personnel des zones « chaudes » et « froides ». Ensuite, les employés et les patients des zones froides tombent malades.

O. : On parle beaucoup des soignants qui ont attrapé la COVID, 15 000 en ce moment, mais je ne voudrais pas oublier les 30 000 qui sont en arrêt de travail pour d'autres raisons. D'après vous, est-ce que la santé mentale serait la principale cause d'absence ?

R. L. : J'ai pas les statistiques, mais oui, la maladie mentale force beaucoup, beaucoup de gens à prendre congé. Je veux dire, les travailleurs étaient déjà démoralisés avant la COVID. Rajoute à ça 22 mois de pandémie, la limite humaine de plusieurs est atteinte. Je pense aux infirmières qui sont toujours en temps supplémentaire obligatoire, qui se font couper leurs jours fériés, leurs semaines de vacances.

Un moment donné, le congé maladie c'est la seule manière d'avoir un répit. Faut pas oublier non plus que les problèmes musculo-squelettiques peuvent aussi causer de l'absentéisme. Pour des préposés aux bénéficiaires qui soulèvent des gens à journée longue, c'est facile de se blesser.

O. : Si on ramenait les 45 000 absents dans le réseau, est-ce que ce serait suffisant pour répondre à la demande ?

R. L. : Non. Pendant la pandémie, on a atteint un seuil critique : 4 500 postes d'infirmières et 12 000 postes de préposés vacants. Combien de plus d'ici la fin de la pandémie ? Les gens changent de profession, vont au privé ou partent en retraite anticipée à des taux que j'ai rarement vus. Le gouvernement doit recruter massivement des nouveaux employés, ça presse.

Sinon, tu me parles des 45 000 absents, oui, ils vont finir par revenir au travail, en tous cas on espère, mais dans quel état ? Des gens qui sont affaiblis physiquement et mentalement, ils vont avoir plus de difficulté à endurer les prochaines vagues. On risque d'encore de se retrouver avec des problèmes d'absentéisme massif dans les prochains mois, si on n’améliore pas les conditions. Ensuite, on va ravoir des problèmes de délestage.

O. : Avez-vous des suggestions pour améliorer les conditions ?

R. L. : Oui, ça fait des années qu'on les soumet au gouvernement. Faut décentraliser le milieu et laisser de l'autonomie aux équipes de soignants. Moi j'ai été ambulancier pendant la crise du verglas. Sais-tu ce qui m'a motivé à travailler, même la nuit quand tout était gelé ? Le sentiment que mon équipe était comme ma famille. Même nos supérieurs, on les considérait comme des frères.

Mais, aujourd'hui, tout est super hiérarchique, comme dans l'armée. Les travailleurs ont aucune liberté et se sentent pas écoutés par leurs patrons. Comment on peut développer une solidarité dans ce temps-là ? Sinon, après deux ans, on a réussi à négocier des conventions avantageuses, que nos membres ont approuvées à 93 %... mais les conventions s'appliquent pas encore. Le gouvernement continue de diriger par décrets.

Et on nous promet des primes COVID,  mais ça prend des semaines, même des mois à verser les fonds. C'est pas mêlant, on a l'impression de faire affaire avec le système de paie Phénix du fédéral (rires) tellement le gouvernement est lent à verser les bonus. C'est dur d'attirer des nouveaux travailleurs quand on signe des bonnes conventions, mais qu'elles s'appliquent pas, et qu'on promet des primes généreuses, mais qu'elles sont pas payées.  

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