Pierre Dupras et son « Savoir-fer »

2022/02/02 | Par Robert Lafontaine

Imaginez une maison feng shui. Des murs blancs, une plante et un bibelot soigneusement agencés sur une tablette à un point précis dans notre angle visuel. La pièce est épurée, rien, absolument rien, qui ne soit à sa place. Le moindre déplacement d’un dé à coudre de matière se note instantanément puisqu’il dérègle l’ordre établi. Lorsqu’on entre chez Pierre Dupras, on a un choc… tout un choc. La description décrite ci-dessus est aux antipodes de ce que l’on voit. Chaque centimètre carré de cet espace raconte des millénaires d’histoire, à un point tel que même la poussière a de la difficulté à se frayer une place entre les œuvres d’art.

Dans un tel environnement, notre regard cherche un point de fuite, incapable qu’il est d’absorber du premier coup toutes ces pistes qui mènent à la culture. Notre œil vise le plafond… rien n’y fait! Ce dernier, en solidarité avec les murs, présente un assemblage de pièces de bois qui plongerait dans l’incompréhension la plus totale, celle ou celui qui songe à remettre son appartement à la mode du jour. Je suis ici, baigné dans un univers qui respire la vie. Tout est création dans cette maison, ou plutôt ce musée. Cette belle folie, cette richesse de l’imaginaire me nourrit. Mais place à l’entrevue et suivons le bourlingueur, qui a fait trois fois le tour du monde, pour visiter le jardin.

Nous voici au milieu d’un ciel d’oiseaux en fer tordu. Dès nos premiers pas, notre communicateur hors pair présente ses pièces. « Celle-ci, c’est la chute d’Icare. Ceux-là, l’homme-fleuve et l’homme-oiseau. » En cheminant, nous plongeons ensuite dans le lac des poissons silencieux. J’apprends du même coup que leur appellation est due au fait qu’ils ont été créés avec des silencieux d’autos provenant de cours à rebuts. Vient ensuite la forêt des loups-garous, et des loups-garous, il y en a de toutes sortes. Certains s’adonnent à la lecture, d’autres méditent en prenant la pose du Penseur, de Rodin, pendant qu’un trio des louves musiciennes pratique en vue d’un concert.
 


 

En causant avec Pierre Dupras, j’apprécie son côté érudit. Sa carrière a débuté avec ses publications de caricatures dans le journal étudiant Quartier latin. Il a ensuite dessiné pour de nombreux périodiques, le plus connu étant le Québec-Presse. Il obtient un certificat en cinéma, en arts d’impression et en sculpture puis Il enseigne l’histoire de l’art durant 30 ans au cégep de Rosemont. Il est également chargé de cours à l’Université de Montréal.

Parallèlement à son emploi d’enseignant, il peint. Il est dans la mouvance des plasticiens dont Guido Molinari, Claude Tousignant et Jacques Hurtubise sont les figures de proue. Dupras développe ensuite une approche plus personnelle entre la peinture et la sculpture. Montant des toiles écrues sur des cadres de bois avec du relief, il en parle comme de sculptures puisqu’aucun pigment n’est appliqué. Il touche au bois, à la pierre, fait de la sérigraphie et de la gravure pour finalement trouver le médium qui lui sied, le fer. Cet élément lui permet d’ajouter ou de retrancher de la matière. Contrairement à la pierre, il peut besogner rapidement et livrer une expression spontanée qui correspond à son tempérament.

Le matériau de base que notre créatif utilise est gratuit, car il est récupéré à gauche et à droite. Lames de ressort de camion, silencieux et capots de bazous, pièces de vélos usées, notre citoyen laborieux donne une seconde vie à des objets qui rouillent dans des décharges. La corrosion est inextricablement liée à ses assemblages, car il attend le moment jugé propice pour les enduire de vernis. Pierre Dupras utilise aussi le bois pour produire ce qu’il nomme ses tot’Aime ainsi que ses sémaphores visualisés lors de ses passages dans les gares d’Europe.

Notre interlocuteur inventif trouve principalement son inspiration dans les légendes et dans la mythologie gréco-romaine. L’appropriation culturelle ayant toujours existé, il se désole des débats actuels sur la question. « Que ce soit Picasso ou Braque qui puisaient leurs sources de l’art africain, ou qui que ce soit d’autre, de tout temps, les artistes ont été influencés par les autres civilisations. Cela se fait depuis la nuit des temps », nous dit le maître des lieux. À ses yeux, une œuvre d’art doit surprendre et étonner. Elle doit être aux antipodes d’une commande commerciale ou d’un objet ayant une quelconque utilité pratique.

Laisser libre-cours à l’imagination est le modus operandi de Dupras. Le type de matériau lui suggère la composition Il me mentionne que les Inuits disaient que le motif est déjà dans la pierre et que le boulot du sculpteur est d’en dégager la forme.

Parmi ses ouvrages significatifs, il y a « Les libertés enchaînées» réalisé pour Pierre Falardeau qui s’était vu refuser son financement pour le film « Les Patriotes ». Ce monument représente des libertés fondamentales, soit celles de penser, d’agir et de parler. Les personnages ont soit des chaînes dans la tête, dans la bouche ou sont dépourvus de mains pour faire passer un message fort. Il y a aussi « L’homme à l’oiseau », un hommage aux poètes romantiques commandée par la ville de Laval et chargée de symbolisme. Et puis il y a « Le loup de la finance », « L’homme-fleuve », « La famille des chats-huants » et de nombreuses autres qui ont des anecdotes sous-jacentes à leur genèse.

Pour marquer le 72e anniversaire du drapeau du Québec, la Société nationale du Québec à Laval (SNQL) a honoré Louise Lecavalier, chorégraphe, Béatrice Picard, comédienne, ainsi que Pierre Dupras en présence du maire Marc Demers. En 2005, au Domaine des Côtes d’Ardoise de Dunham, propriété du docteur Papillon, notre hôte fait partie des premiers exposants de Nature et Création avec les époux Villeneuve (Jean et Catinca). Cet événement qui comptait cinq artistes en 2001 est aujourd’hui devenu le plus grand événement de sculptures en plein air du Québec avec plus de 100 participants et 250 pièces présentées.

Dupras y a de nouveau exposé en 2021 ainsi qu’au au Jardin Moore, au vignoble Côte de Vaudreuil et à Recycl’Art. Il a, pour une 15e année consécutive, créé une dizaine de trophées exclusifs intitulés « Louve hurlante » pour les lauréats du Festival du Nouveau cinéma de Montréal. Chargé d’un tel agenda, notre gaillard ne fait assurément pas son âge.

Et me voici déjà sur le chemin du retour, sur la 15, au milieu d’une mer de métal sur roues. Toute cette ferraille, grise et morte, avançant sur l’asphalte brûlant et se dirigeant, en bout de ligne, vers le dépotoir. Je médite sur la production de Dupras. Je suis conscient d’avoir rencontré un être exceptionnel, un sage qui nous lègue un hommage lyrique d’une grande sensibilité sur notre civilisation occidentale en déclin. Des humains comme Dupras, ça nous en prendrait des milliers pour recycler les rebuts et en faire des jardins.

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