Spotify, iTunes et le projet de loi C-11: Les attentes du milieu artistique

2022/02/09 | Par Orian Dorais

On le sait, la taxation et la régularisation des géants du web est un des points faibles du gouvernement Trudeau, et ce depuis le début de son mandat. Les libéraux sont hésitants à imposer une taxe aux plateformes numériques et, s'ils promettent toujours de le faire, les modalités et la date de mise en application d'une éventuelle taxe demeurent pour le moins nébuleuses. De même, les récentes tentatives de légiférer sur les géants du web se sont soldées par des échecs. On se rappellera de la risible « entente Netflix » de Mélanie Joly et, plus récemment, de la mort au feuilleton du projet de loi C-10 de Steven Guilbeault.

Cela dit, le ministre du Patrimoine Pablo Rodriguez semble maintenant déterminé à adopter une nouvelle mouture de C-10, maintenant C-11, dans les plus brefs délais. Le milieu artistique attend avec impatience cette loi, qui touche plusieurs secteurs culturels. Je m'entretiens avec Luc Fortin, président de la Guilde des Musiciens du Québec, et Éric Lefebvre, secrétaire-trésorier.
 

O. : Pourriez-vous décrire les conséquences de l'arrivée des plateformes numériques comme Spotify ou iTunes sur l'industrie québécoise de la musique ?

L. F. : Essentiellement, le modèle de diffusion de la musique a été complètement chamboulé en à peine quinze ans. Pendant des décennies, on a fonctionné comme ça : le marchand de disques achetait des droits sur un album, en vendait des copies vinyles ou CD, puis redonnait des droits aux producteurs de musique, ainsi qu'aux créateurs. Les chansons jouaient aussi à la radio, en fait le CRTC avait des quotas de musique canadienne – francophone ou anglophone – devant être diffusée sur les ondes. La situation n’était pas parfaite pour les musiciens, mais elle était viable.

Sauf que, comme vous savez, la vente de CD s'est complètement effondrée à cause des géants du Web, qui sont des plateformes étrangères, donc beaucoup plus difficiles à réguler que les postes de radio et les marchands de disques canadiens. Comment veux-tu faire la promotion de notre musique locale quand c'est une entreprise étrangère qui décide de tout ce qui joue ? On est noyés dans une mer de musique étrangère, souvent anglophone. Aujourd'hui, le mal est fait, il n'y a plus de marchands de disques et les revenus de la radio, qui ont descendu aussi, sont loin d'être suffisants pour assurer la survie de notre industrie, qui dépend massivement de compagnies internationales. On n'a presque plus d'infrastructures locales.

O. : Et, en plus, la COVID annule tous les spectacles...Mais bon, les artistes peuvent tirer un certain revenu des plateformes numériques, non ?

É. L. : Ce serait un peu exagéré d'appeler ça des revenus, c'est une demi-cenne du téléchargement ! Ça prend beaucoup de demi-cennes pour commencer à faire un salaire viable. Si Ginette Reno est sur une plateforme comme Spotify, elle reçoit une demi-cenne... qu'elle doit partager avec son producteur ! Et comme les structures de rémunération des plateformes numériques sont assez opaques, c'est difficile de savoir si tout l'argent dû va où il devrait. En plus, je te parle de Ginette Reno qui est très connue, mais tous les gens qui sont musiciens québécois n'ont pas vraiment de recours contre les plateformes, d'où l'importance d'adopter C-10.

O. : Est-ce que cette loi forcerait les plateformes à verser des cotisations au Fond de la Musique du Canada ?

É. L. : Hum, oui, les plus gros radiodiffuseurs doivent verser des cotisations à divers fonds, on pourrait présumer qu'on va en demander autant de Spotify et iTunes, considérant que leurs revenus dépassent de loin ceux des plus grosses stations. Sinon, un volet de loi force les géants du Web à investir dans la production de contenu canadien, notamment francophone, donc tôt ou tard Spotify devrait commencer à produire certains de nos artistes.

L. F. : Par contre, si je peux me permettre, il faut être vigilant avec l'argent que les compagnies investissent dans la musique canadienne : on veut que les sous se rendent aux créateurs ! Pas à 10 000 exécutifs au sein de la compagnie qui vont juste prélever leur salaire sur les contrats. Il faut que la loi garantisse des contrats équitables aux artistes et aux producteurs financés par les plateformes.

O. : Aussi, la loi prévoit que les géants du Web vont devoir plus mettre en valeur la musique canadienne, pensez-vous que cela va suffire à assurer une visibilité aux artistes francophones ?

É. L. : Ben, c'est certain qu’il pourrait y avoir un risque que les plateformes veuillent juste mettre en vedette les musiciens anglophones les plus populaires qui sont déjà connus à l'international. Mais, selon les règles du CRTC, auxquelles les plateformes vont devoir se soumettre après l'adoption de C-11, les entreprises doivent assurer la découvrabilité de produits canadiens, incluant les produits francophones ! La musique autochtone aussi, d'ailleurs. C'est certain que le CRTC fonctionne quand même selon des vieilles normes un peu démodées et qu'il a beaucoup de latitude dans la version actuelle de la loi. Ça va être à des groupes comme nous et l'ADISQ d’exercer les pressions nécessaires pour que la musique francophone soit bien représentée.

L. F. : En même temps, le CRTC a des comptes à rendre à l'industrie, il ne prend pas des décisions dans le vide, sans consulter personne. Une fois que la loi est adoptée, ça va être entre nous et les commissaires. Mais, je suis confiant, après tout le CRTC ne peut pas ignorer la vitalité de la musique francophone. On est 20 % de la population, mais on produit peut-être 40 % de la musique canadienne. C'est qu’il y a beaucoup d'artistes anglophones qui partent aux États-Unis.

O. : Est-ce qu'il y a beaucoup de francophones sur le CRTC ?

L. F. : Il y en a... mais ils ne sont pas une majorité (rires). Non, sérieusement, ils sont peut-être deux sur neuf ou dix, mais l'une des commissaires francophones est la vice-présidente. Je veux que ce soit parfaitement clair, le CRTC n'est pas parfait, mais c'est beaucoup mieux de lui confier la régulation des plateformes numériques au Canada que de laisser la situation comme elle l'est en ce moment. Quitte à faire du lobbying plus tard auprès des commissaires. Et c'est certain qu'à chaque étape, il va y avoir des lobbyistes d'Apple et de Spotify qui vont s'opposer à la règlementation.