Netflix, Disney+ et le projet de loi C-11: Les attentes du milieu artistique

2022/02/11 | Par Orian Dorais

Dans ce deuxième article consacré au projet de loi C-11 – nouvelle mouture de C-10 – (voir Spotify, iTunes et le projet de loi C-11: Les attentes du milieu artistique) nous nous intéressons cette fois au cinéma et à la télévision. L'arrivée des sites de « streaming », comme Netflix, Disney +, Amazon Prime et ainsi de suite, a certainement affecté la fréquentation des salles de cinéma et le visionnement des chaines de télévision traditionnelles. L'hégémonie de ces plateformes pourrait compliquer la situation de notre secteur audiovisuel. Mais les diffuseurs numériques pourraient aussi offrir une visibilité jamais vue aux films et séries du Québec, dans les circonstances appropriées. Je m'entretiens à ce sujet avec Hélène Messier, présidente-directrice générale de l'Association Québécoise de la Production Médiatique (AQPM), qui représente les maisons de production québécoises.

O. : D'abord, Mme Messier, pourriez-vous nous décrire les conséquences de l'arrivée des plateformes de «streaming» sur l'industrie audiovisuelle québécoise ?

H. M. : Bien, je ne vous surprendrai pas en vous disant que les habitudes d'écoute ont bien changé depuis dix ans. L'intérêt pour les visionnements en ligne n'arrête pas d'augmenter. Il y a eu une baisse de la fréquentation des salles et la COVID n'a évidemment pas aidé. Sinon, il y a un déclin des abonnements en câblodistribution, et ça nuit à la télévision québécoise, parce que les câblodistributeurs ont l'obligation de financer le Fonds des Médias du Canada (FMC) qui aide la production télévisuelle. Moins d'abonnements égalent moins de fonds pour le FMC.

Cela dit, on est très chanceux, parce qu'il y a encore un attachement des Québécois aux oeuvres audiovisuelles francophones. L'an dernier, les films québécois ont récolté plus de 12 % des parts de marché en salle, ce qui est plus que les années précédentes. On a vu aussi que, malgré l'apparition du « streaming », les gens ont maintenu une écoute de la télévision linéaire. Souvent, les spectateurs combinent leurs abonnements. Sinon, dans le top 20 des émissions les plus regardées, la plupart sont québécoises.

Aussi, l'apport positif de plateformes comme Netflix est qu'elles ont habitué les spectateurs à voir des séries sous-titrées. Des séries comme Casa Del Papel, Squid Game, des séries scandinaves et ainsi de suite ont beaucoup de succès en ligne. Donc, les gens s'habituent à consommer des produits pas nécessairement anglo-saxons. Ça pourrait aider les séries québécoises sur Netflix, comme M'entends-tu ? En fait, on se rencontre que le « streaming » ne nuit pas trop à la production québécoise et permet à des oeuvres d'être diffusées ailleurs.

O. : Donc, la situation depuis l'arrivée des géants du Web n'est pas si mauvaise, mais nous avons quand même besoin de C-11 pour assurer que tout continue de bien aller ?

H. M. : C'est certain. On veut que les plateformes numériques, qu'elles soient étrangères ou canadiennes, participent à la production de contenu canadien/québécois et/ou financent le FMC, comme les câblodistributeurs. Pour nous, ce serait inacceptable qu'il y ait un cadre règlementaire différent pour les diffuseurs traditionnels et les diffuseurs numériques. Avec C-11, on espère voir de plus en plus d'oeuvres québécoises financées directement ou indirectement par les géants du Web.

O. : Est-ce que vous pensez qu'on va voir une multiplication d'oeuvres québécoises précédées par le logo Netflix ?

H. M. : Oui, en fait on l'a vu en France depuis qu'ils ont décidé d'encadrer les plateformes numériques. Les producteurs français reçoivent beaucoup plus de commandes de Netflix et compagnie que dans les années précédentes. On pense à la série Lupin qui est un succès majeur. Sinon, il y a énormément de films français déjà existants qui se retrouvent dans les catalogues des grandes plateformes. Au Québec, il y a des films de Xavier Dolan, de Léa Pool et de Ricardo Trogi qui arrivent sur Netflix. C'est normal, parce que Netflix a maintenant un bureau torontois et une des productrices au contenu connait très bien le marché québécois et le potentiel de notre secteur audiovisuel. Mais on veut aussi que les géants du Web financent plus de contenu original. Justement, une clause de C-11 prévoit l'obligation de financer ce type de contenu.

O. : On peut s'attendre à ce que les géants du Web achètent de plus en plus de produits audiovisuels québécois. Par contre, est-ce qu'il n'y aurait pas un risque que les plateformes aillent systématiquement vers les maisons de production ayant le plus de succès, ce qui désavantagerait les producteurs indépendants ?

H. M. : Bien, certaines dispositions de la loi prévoient un support de la production indépendante, mais je comprends votre inquiétude. C'est vrai que la négociation avec Netflix et autres est souvent difficile, même pour les boites de production les plus importantes. Les producteurs indépendants se retrouvent souvent démunis quand ils doivent vendre leurs films et doivent céder toute leur propriété intellectuelle.

À vrai dire, on va demander un amendement à la loi pour que le CRTC ait le pouvoir d'encadrer les relations contractuelles entre les producteurs et les géants du Web, pour mieux protéger notre industrie. En même temps, la maison de production Couronne Nord, qui a produit le film Jusqu'au déclin pour Netflix – plus de vingt millions de visionnements – était une boite indépendante au départ. Elle l'est encore à vrai dire, et ça n'a pas empêché Netflix de leur offrir un contrat.

O. : Pensez-vous que la loi, dans sa version actuelle, sera suffisante pour s'assurer que les plateformes produisent et diffusent des oeuvres francophones ?

H. M. : Il y a une vraie volonté du législateur, appuyé par des partis d'opposition, de mettre en place une obligation de productions originales en français. Il n'y a pas de quotas à proprement parler, mais bien une disposition qui demande aux plateformes de prendre en compte la «dualité linguistique du Canada». Ça devrait nous assurer des oeuvres en français. Sinon, le CRTC va avoir à déterminer combien d'oeuvres francophones par année vont devoir être produites par les plateformes. Ce qui est bien, avec le CRTC, c'est qu'on peut intervenir devant lui, aller au cas par cas, demander des adaptations des stratégies pour s'assurer qu'il y ait toujours une production francophone. Parce que si on avait juste mis des quotas dans la loi, n'importe quel gouvernement pourrait l’amender à sa guise. On sait que certains partis ont moins à coeur la culture que les autres. Là, c'est le CRTC qui tranche et il doit rendre des comptes à l'industrie.

O. : Pour finir, avez-vous des espoirs ou des craintes par rapport à C-11 ?

H.M. : Bien, notre espoir, c'est que ce soit adopté, avec l'amendement dont je vous ai parlé tout à l'heure. La crainte c'est que les compagnies américaines essaient de faire reconnaitre les tournages hollywoodiens au Canada comme des productions canadiennes. Parce que C-11 va exiger que les géants du Web investissent dans des productions québécoises ou canadiennes, mais si quelque chose est tourné, par exemple, à Montréal, ça n'en fait pas une production québécoise. X-Men et Transformers ne sont pas des productions québécoises. Oui, il y a des techniciens québécois qui travaillent là-dessus, mais la propriété intellectuelle de ces films est aux États-Unis. Donc, il ne faudrait pas que le CRTC commence à confondre « tourné au Canada » et « production canadienne ». Sinon, les plateformes vont juste faire un peu plus de tournages américains à Montréal et dire que c'est suffisant. On va veiller au grain, après le passage de la loi.