La débandade du Tribunal pénal international pour le Rwanda

2022/02/18 | Par Robin Philpot

L’auteur est éditeur de Baraka Books.
 

La galère dans laquelle on met les Rwandais acquittés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda ou libérés après avoir purgé une peine nous force à revoir de fond en comble ce tribunal créé par le Conseil de sécurité de l’ONU en 1995. (Il porte aujourd’hui le nom Mécanisme international appelé à exécuter les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux.)

Bref, comme à l’époque des colonies pénales, le Mécanisme/l’ONU trimbale les Rwandais acquittés ou libérés d’un pays à l’autre en Afrique où ils sont assignés en résidence surveillée, sans documents de voyage, sans l’espoir de rejoindre leurs familles, toujours dans la crainte d’être renvoyés au Rwanda ou sur une quelconque Île au Diable.

Comment en est-on arrivé là? Pourquoi l’ONU ne les transfèrent-elle pas à La Haye, siège de la Cour internationale de justice et de la Cour pénale internationale? A-t-elle créé son propre régime d’apartheid judiciaire?
 

Les huit rwandais au Niger, et d’autres

Huit Rwandais1, dont 3 acquittés et 5 libérés après avoir purgé leur peine, viennent de passer plus de 2 mois en résidence surveillée à Niamey, au Niger. Au moment d’écrire ces lignes ils attendaient d’être transférés de nouveau à Arusha, en Tanzanie où ils rejoindront un autre acquitté, Jérôme Bicamumpaka, qui avait refusé de quitter Arusha en décembre, notamment pour des raisons sanitaires. Les huit avaient convenu, sous pression, d’accepter un transfert d’Arusha vers Niamey le 5 décembre 2021 dans l’espoir d’obtenir une résidence permanente, des documents d’identité—le Rwanda refuse de les leur donner—et une certaine liberté.

Certains ont passé jusque 25 ans à Arusha, soit dans l’attente d’un procès, soit après acquittement ou libération en attendant qu’on leur permette de rejoindre leur famille, qui en France, qui en Belgique, qui au Canada. Ils attendent en vain car ces pays, tout pontificateurs qu’ils soient, refusent de respecter les décisions d’un tribunal de l’ONU qu’ils ont appuyé fortement.

En même temps, cinq autres Rwandais, vivant au Mali et libérés après avoir purgé une peine imposée par le TPIR, viennent de se faire refuser leur permis de séjour par le Mali et sont aujourd’hui apatrides exposés à une menace d’extradition vers le Rwanda.
 

Une justice des vainqueurs depuis le début

Lors de la création de ce tribunal, on a pourtant évoqué les principes les plus nobles. L’ambassadrice à l’ONU des États-Unis et future secrétaire d’État, Madeleine Albright, avait tonné : le nouveau tribunal international « ne serait pas un tribunal des vainqueurs. Le seul vainqueur, jurait-elle, sera la vérité ». Louise Arbour, procureure en chef du tribunal de 1996 à 1999, lui a fait écho.

Or, depuis le début, c’était bel et bien la justice des vainqueurs. La raison : le régime du Front patriotique rwandais, vainqueur de la guerre de 1994, détenait, et détient toujours, le pouvoir d’inculper ou non les gens, car c’est lui qui contrôle les faits et le territoire où les faits allégués se seraient déroulés.

Alors que le Conseil de sécurité de l’ONU a donné au procureur en chef le pouvoir d’inculper, d’arrêter et de poursuivre les suspects, il s’agissait d’un pouvoir factice. Car pour établir les chefs d’accusation ou élaborer une défense, il a fallu compter sur le bon vouloir des maîtres de Kigali.

On ne doit pas sous-estimer le pouvoir qu’on donne à ceux qui déterminent qui sera inculpé, en l’occurrence les vainqueurs de la guerre. De ce cas, ce sont leurs ennemis politique qui ont été choisis. En effet, c’est la guerre par d’autres moyens et c’est très cruel.

Ainsi, les témoins à charge venaient du Rwanda sans le moindre obstacle, ce qui a donné lieu à un nombre remarquable de cas de parjure. En revanche, les témoins à décharge n’osaient pas se présenter devant le tribunal, de peur des représailles des autorités rwandaises, contre eux ou contre leurs familles. Les procureurs, dont Louise Arbour, n’y pouvaient rien.

L’inculpation des dirigeants militaires du Front patriotique rwandais devenait ainsi impossible. Le crime le plus important qui lui est attribué est l’attentat du 6 avril 1994 qui a coûté la vie aux présidents rwandais et burundais et qui a mis à mort les accords de paix d’Arusha. Dès 2000, la successeure de Louise Arbour, Mme Carla Del Ponte, a déclaré que s’il s’avérait que le FPR a abattu l’avion présidentiel, il fallait réécrire l’histoire du génocide rwandais. Jamais un membre du FPR n’a été inculpé de quoi que ce soit et les tentatives d’enquêter sur le FPR n’ont jamais abouti.

Louise Arbour, à sa décharge, a confirmé en 2016 que le TPIR fonctionnait comme un tribunal des vainqueurs. Le gouvernement de Paul Kagame, disait-elle, « pouvait coopérer ou non dépendant de leur approbation ou non des travaux du tribunal. (…) Le bureau du procureur était situé au cœur du pays, là où certains leaders soupçonnés devaient faire l’objet d’enquêtes. C’est franchement infaisable. (…) [Le tribunal] était constamment en conflit vis-à-vis le président Kagame. » Elle a ajouté que le travail d’enquête « n’était pas faisable sans la pleine coopération du gouvernement rwandais ».
 

Les acquittés et les libérés : où vont-ils?

Dans la hâte de créer ce tribunal en 1994-95, ses concepteurs, surtout américains, ne se sont pas posé les questions les plus simples. Cela ressort plus que jamais dans les cas qui nous concernent aujourd’hui où des failles béantes laissent penser que la justice était le cadet de leurs soucis.

  • Où les condamnés purgeraient-ils leur peine? En réalité, on les a envoyés dans différents pays en Afrique, très loin de leur famille, pour ensuite les transférer selon les aléas de la politique du pays en question. Mais jamais à la Haye?

  • Acquittements et accusations à tort? Y en auraient-ils? Où pouvaient-ils aller? Qui leur fournirait les documents d’identité nécessaire? Qui les dédommagerait en cas d’accusation à tort? A-t-on décidé qu’il n’y en aurait pas?

  • Les personnes libérées après leur peine? Où pouvaient-elles vivre?
     

Sacrifiés sur l’autel de la politique internationale

Vingt-huit ans après la tragédie rwandaise, le Canada, la France, la Belgique, les États-Unis ont tous de bonnes relations avec le régime rwandais du Front patriotique rwandais. Ils font la sourde oreille aux rapports accablants sur les exécutions internes et extraterritoriales commises par ce régime, les disparitions et les incursions militaires en-dehors de ses frontières.

L’établissement de bonnes relations avec les vainqueurs de la guerre de 1994 leur permet-il de passer outre aux décisions du Tribunal dont ils étaient d’ardents défenseurs? Où est-ce une énième preuve que la justice pénale internationale n’est rien d’autre qu’un outil de politique internationale de certaines grandes puissances impériales?

Si des doutes persistent à ce sujet, on n’a qu’à lire ce qu’en a dit dans ses mémoires David Scheffer, ancien ambassadeur américain pour les crimes de guerre des États-Unis :

« À ce moment-là, le tribunal était une outil juridique puissant, et je jouissais d’un appui suffisant du président Clinton, de la secrétaire d’État Madeleine Albright et du secrétaire à la Défense William Cohen, et d’autres autorités supérieures à Washington pour pouvoir le manier comme un bélier dans l’exécution de la politique des États-Unis et de l’Otan ». (All the Missing Souls, A Personal History of the War Crimes Tribunals, Princeton University Press, 2012)
 

Le problème de la création d’une cour pénale internationale remonte bien plus loin que les années 1990.

Ramsey Clark, ancien ministre de la Justice des États-Unis, qui était présent à Nuremberg en 1945, a rappelé que jamais l’ONU n’aurait créé un tribunal pénal international dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale. Selon lui, « Il n’y aurait même pas eu d’ONU si la Charte avait fait la moindre référence à un pouvoir de la future organisation de créer une Cour pénale habilité à poursuivre n’importe qui sur la base des faits. La réunion à San Francisco n’aurait jamais eu lieu, et les États-Unis auraient été le premier pays à se retirer. Le pouvoir n’aime pas être jugé, et s’il est assez fort, il ne le sera pas. »
 

Un régime spécial pour les Africains?

Feu Boutros Boutros-Ghali, ancien secrétaire général de l’ONU, est, de son propre aveu, celui qui a décidé que le Tribunal pénal international pour le Rwanda serait à Arusha, non pas à La Haye. De même, il a reconnu en entrevue en 2002 que c’était une erreur, son erreur. Une erreur entérinée par toutes les grandes puissances au sein du Conseil de sécurité, qui, aujourd’hui, en portent la responsabilité.

Questionné à savoir que ferait-on des accusés, des condamnés ou des acquittés, Boutros-Ghali a répondu : « Nous tous, juristes, nous n’avons jamais abordé ce côté non juridique : c’est un côté politique, un côté d’ordre matériel. Bon, vous avez condamné quelqu’un, où il va faire sa condamnation? Qui va le surveiller? Pourquoi? Ça n’a jamais été étudié sérieusement.2 »

Voilà une erreur grave et des failles béantes reconnues depuis plus de 20 ans dont des Rwandais font les frais. Une sorte d’apartheid juridique.
 

Jamais trop tard

Il n’est jamais trop tard pour réparer les erreurs du passé. L’ONU, via le Mécanisme, doit prendre en charge les acquittés, les libérés rwandais et les condamnés.

Elle doit les protéger des aléas des stratégies politiques des grandes puissances et de leurs alliés et s’assurer de leur sécurité et de leur bien-être.

Elle doit s’assurer aussi que les pays où habitent leurs familles respectent entièrement les décisions rendues par le TPIR, pas seulement celles qui font leur affaire. La sélectivité est l’antithèse de l’égalité, qui elle est la mère de la justice.
 

1 Les 8 rwandais sont : Zigiranyirazo Protais; Nzuwonemeye François-Xavier; Nteziryayo Alphonse; Muvunyi Tharcisse; Ntagerura André; Nsengiyumva Anatole; Mugiraneza Prosper; Sagahutu Innocent.

2 Robin Philpot, Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali (2003), p. 172