La planification d’immigration : rhétorique ou justice sociale ?

2022/02/18 | Par Anne Michèle Meggs

Le gouvernement Trudeau vient d’annoncer des hausses d’immigration jamais vues depuis une siècle : jusqu’à 475 000 admissions en 2024. Si le Québec accueillait sa part de cette immigration, cela voudrait dire 107 825 admissions !

Il est rare d’entendre une voix au Canada anglais questionnant la politique des Libéraux qui vise à augmenter à un rythme frénétique les volumes d’immigration permanente. Il est encore plus rare que cette voix en soit une d’un haut fonctionnaire dénonçant la rhétorique politique qui n’est pas suivie de résultats.

Don Wright est un ancien secrétaire du conseil exécutif du gouvernement de la Colombie-Britannique, ayant servi comme sous-ministre tant sous le NPD que sous les Libéraux. À la fin juin l’année dernière, ayant pris sa retraite quelques mois auparavant, Wright a publié un texte sur le site de Public Policy Forum, un « think tank » du Canada anglais, intitulé : « Rhétorique contre résultats : façonner une politique au profit de la classe moyenne du Canada. » (Notre traduction) Il y aborde quatre champs de politique publique qu’il faut repenser pour atteindre réellement ce Saint Graal du discours politique élaboré pour sauver la classe moyenne. L’immigration fait partie de cette liste.

Tout en affirmant son ouverture à l’immigration et sa défense du multiculturalisme, Wright défait très efficacement les quatre arguments qu’on entend le plus souvent pour justifier les hausses importantes des seuils d’immigration : 1. Compenser le vieillissement de la population; 2. Maintenir la croissance du produit intérieur brut (PIB); 3. Réaliser de plus grandes économies d'échelle; 4. Résoudre les problèmes de pénurie de main-d’œuvre.

Ce sont les mêmes arguments qu’on entend régulièrement au Québec, surtout des porte-paroles des employeurs.
 

Le vieillissement de la population

Wright explique bien que l’immigration n’affecte que marginalement le phénomène de vieillissement au Canada. « En effet, en plus des adultes en âge de travailler et de leurs enfants, la composition de l'immigration comprend également les parents et les grands-parents de la catégorie du regroupement familial. Cela a conduit un analyste à plaisanter, disant que la seule façon dont l'immigration pourrait être la solution au problème du vieillissement de la population est que le Canada n'admette que des orphelines et des orphelins de moins de 15 ans. »
 

Le produit intérieur brut

Le fédéral justifiait en 2019 les démarches pour attirer plus de jeunes de l’étranger à venir étudier au Canada en citant leur contribution de plus de 21 G$ au PIB du Canada. « Les dépenses des étudiants étrangers ont une plus grande incidence sur l’économie canadienne que les exportations de pièces d’automobile, de bois d’œuvre ou d’aéronefs », déclarait-on.

Sur ce point, Wright est tout aussi direct : « Certaines personnes bénéficieront de l'augmentation des niveaux d'immigration : les employeurs qui préfèrent un marché du travail d’acheteurs à un marché du travail de vendeurs, le secteur immobilier, les institutions financières qui accordent des prêts hypothécaires et les personnes qui possèdent déjà leurs maisons. Mais la mesure critique n'est pas le PIB; c'est le PIB par habitant et comment il est distribué. » La politique d’immigration doit améliorer le sort non seulement des personnes du pays d’accueil mais aussi celui de celles qui viennent s’y installer.
 

Les économies d’échelle

Le troisième argument – les économies d’échelle – se résume essentiellement dans l’idée que la taille d’un pays lui procure des avantages qui se répercuteraient sur les niveaux de vie et de bien-être des populations. Wright a raison d’être sceptique. Il nous rappelle que « le Canada a, essentiellement, mené une "expérience" en la matière depuis les années 1980; il a augmenté les niveaux d'immigration et sa population a grandi à un rythme plus rapide que celui des États-Unis. Et, pourtant, l'amélioration en termes absolus du niveau de vie au Canada a été décevante … et sa performance en termes de productivité par rapport aux États-Unis a été plus faible. »
 

La pénurie de main-d’oeuvre

C’est le quatrième argument – la fameuse pénurie de main-d’œuvre – qui est le nerf de la guerre. Wright répète ce que plusieurs qui travaillent auprès des personnes immigrantes disent : « Lorsque les entreprises se plaignent d'avoir de la difficulté à trouver suffisamment de travailleurs, ce que cela signifie vraiment, c'est qu'ils ne trouvent pas facilement les travailleurs qu'ils veulent au salaire qu'ils veulent payer. »

Mais cette pénurie n’est pas entièrement mauvaise. « Cela oblige les employeurs à augmenter les salaires et à offrir de meilleures conditions de travail, ce qui entraîne une productivité plus élevée, des produits d’une plus grande valeur et de meilleurs modèles d’affaires. » Le Canada n’amènera pas les employeurs à moderniser leurs modèles d’affaires « s'il continue d’envoyer le signal qu’ils peuvent s'attendre à une augmentation des niveaux d'immigration lorsqu'ils ne trouvent pas les travailleuses et travailleurs locaux aux salaires qu'ils veulent payer. »

Wright ose souligner que le Canada n’est pas non plus en position de vanter l’intégration socio-économique de ses personnes immigrantes. « Entre les années 1980 et 2015, l'écart de revenus des personnes récemment arrivées a augmenté par rapport à leurs homologues natifs. Il y a eu une légère amélioration entre 2015 et 2019. Le taux de pauvreté chez les personnes immigrantes récentes est 2,4 fois supérieur à celui des natifs – un écart qui s'était creusé depuis 1980. »
 

D’autres études sur le vieillissement

Des chercheurs québécois ont aussi abordé la notion qu’il faut de hauts niveaux d’immigration pour contrer le marché du travail restreint créé par le vieillissement de la population, l’objectif étant de baisser le taux de dépendance de la population non active (jeunes et ainés) sur la population active.

En examinant le cas de l’Europe, Guillaume Marois, Alain Bélanger et Wolfgang Lutz (Autrichien) ont conclu que des seuils relativement modérés d’immigration suffiraient à deux conditions : que l’immigration soit constituée de personnes éduquées et que ces personnes soient rapidement intégrées, c’est-à-dire que leurs revenus rejoignent rapidement ceux des natifs. C’est le niveau d’éducation des personnes immigrantes qui contribue à l’amélioration de la productivité. « Une migration sélective en matière d'éducation, si elle s'accompagne d'une intégration rapide, pourrait même améliorer la dépendance économique. En revanche, des volumes d'immigration élevés combinés à de faibles niveaux d'éducation et une intégration lente entraînent une dépendance économique croissante. »

Don Wright lance un appel à faire preuve de nuances dans le discours politique relatif à l’immigration. Il y a trop de facteurs à prendre en considération en établissant les volumes et caractéristiques des personnes qu’on veut accueillir. Au Québec, on a les deux réflexes : baisser les volumes pour sauver la langue ou hausser les volumes pour faire rouler des secteurs à bas salaire et à conditions difficiles. Ce n’est pas si simple.

En périodes pré-électorale et électorale, ces réflexes prennent malheureusement rapidement un ton partisan. Le moment ne se prête pas à un débat réfléchi. Le gouvernement devrait sérieusement envisager de reporter à 2023 les consultations sur les seuils d’immigration qui se tiendraient normalement cette année au mois d’août. Sinon, on risque de tomber encore dans la rhétorique plutôt que de se laisser guider par les valeurs de justice sociale du Québec.