Ukraine-Russie : le Canada aurait pu jouer un rôle pacificateur

2022/02/23 | Par Pierre Dubuc

Historiquement, le Canada s’était taillé une réputation de pacificateur par son rôle de médiation dans des conflits. Dans les années 1950, il avait été à l’origine des Casques bleus de l’ONU avec son intervention dans la crise du canal de Suez, ce qui avait valu le Prix Nobel de la Paix à Lester B. Pearson. Après la dissolution de l’Union soviétique, il avait offert ses services pour régler des conflits internes aux nouveaux États en brandissant son expertise en matière de fédéralisme. Cette expertise aurait pu être appréciable dans le cadre des accords de Minsk.

 

Les accords de Minsk

Les accords de Minsk ont été signés le 5 septembre 2014 par les représentants de l'Ukraine, de la Russie, de la République populaire de Donetsk (DNR) et de la République populaire de Lougansk (LNR) pour mettre fin à la guerre en Ukraine orientale. Il a été signé après de longues négociations à Minsk, la capitale de la Biélorussie, sous les auspices de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).

L'accord avait pour objectif de faire cesser les combats dans la région du Donbass. Il comprenait également une clause politique : « Organiser une décentralisation des pouvoirs, par la mise en application d'une loi ukrainienne (loi sur le statut particulier), accordant de manière temporaire l'autonomie locale dans les oblasts (divisions administratives) de Donetsk et de Lougansk ».

Une structure fédérative était la conclusion logique. Mais la Russie et l’Ukraine ne se sont jamais entendues sur la portée des pouvoirs, qui auraient pu être consentis à ces deux républiques tout en maintenant leur appartenance à l’Ukraine. La Russie voulait que ces pouvoirs accordent, d’une façon ou d’une autre, un droit de veto aux deux républiques sur l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Ce que l’Ukraine refusait.

Le Canada aurait pu proposer ses services de médiation dans ce conflit avec son expertise autoproclamée sur le fédéralisme. Mais il a plutôt envenimé le conflit avec, entre autres, l’envoi de soldats pour assurer la formation de l’armée ukrainienne. Dans un article (Les leçons militaires des Canadiens) de son récent reportage sur l’Ukraine, le journaliste Vincent Larouche de La Presse+ a révélé qu’un contingent de 200 instructeurs militaires canadiens (augmenté récemment à 400) a assuré la formation de soldats ukrainiens (30 000 soldats vient de déclarer Chrystia Freeland) pour leur permettre de s’exercer à des manœuvres conjointes avec l’OTAN.

« On travaille à les emmener vers un contexte où ils seraient interopérables avec les forces de l’OTAN. C’est ça qu’on vise : changer une armée qui était basée sur un modèle soviétique pour la transformer sur le modèle OTAN. C’est complètement différent », a expliqué le lieutenant-colonel Gilbert au journaliste de La Presse+. Nous sommes loin d’une mission de paix !

 

Ingérences canadiennes en Ukraine

L’ingérence du Canada dans les affaires intérieures de l’Ukraine n’est pas nouvelle. Déjà, sous Stephen Harper, le gouvernement canadien s’était impliqué dans le renversement du gouvernement légitimement élu d’Ianoukovitch le 23 février 2014. Une semaine auparavant, John Baird, le ministre des Affaires étrangères avait annoncé l’octroi de fonds destinés aux activistes ukrainiens par l’entremise d’une contribution à l’International Renaissance Foundation, une organisation non gouvernementale ukrainienne, fondée par le milliardaire américain d’origine hongroise George Soros.

Deux semaines plus tard, le ministre Baird se rendait en Ukraine où il apportait un soutien ouvert au renversement du gouvernement démocratiquement élu d’Ianoukovitch en se faisant filmer en portant le foulard des opposants. Le Canada est aussi intervenu massivement par la suite dans les différentes élections ukrainiennes avec l’envoi de centaines de soi-disant « observateurs » provenant de la communauté ukrainienne canadienne.

Selon le Globe & Mail, des diplomates et des politiciens canadiens avaient déjà joué un rôle de premier plan dans la « Révolution orange » de 2004. L’ambassade canadienne aurait versé plus d’un demi-million de dollars et aurait organisé des réunions secrètes avec les représentants de 28 ambassades de pays occidentaux pour influencer le résultat de l’élection.

Un Canadien d’origine ukrainienne, M. Wrzesnewskyj, s’était vanté à l’époque d’avoir investi 250 000 $ de sa fortune personnelle dans l’élection en faisant transiter les fonds par l’intermédiaire de l’Université de l’Alberta. Il a parrainé le contingent de 500 observateurs venus du Canada à même des fonds fédéraux et de 500 autres Ukrainiens venus de façon « indépendante ».

Plus récemment, Justin Trudeau et Chrystia Freeland seraient intervenus directement auprès du gouvernement ukrainien pour le dissuader d’arrêter et d’emprisonner l’ex-président Petro Poroshenko afin de ne pas attiser une crise interne en Ukraine. L’intervention de Mme Freeland aurait été l’intervention clef qui a incité le gouvernement ukrainien à changer d’idée, selon le Globe & Mail du 4 février 2022.

 

La politique étrangère du multiculturalisme

L’ingérence canadienne dans les affaires intérieures de l’Ukraine n’est pas sans lien avec la politique du multiculturalisme, inscrite dans la Constitution canadienne. Cette politique, qui incite les différentes communautés ethniques à conserver leur identité dans un Canada « postnational », encourage les politiciens à les courtiser et solliciter leur appui électoral.

C’était une spécialité libérale que Stephen Harper a reprise avec succès à son compte. La communauté d’origine ukrainienne, avec ses près de 1,5 million de membres, est la plus importante à l’extérieur de l’Ukraine et de la Russie.

Elle est divisée à propos de l’Ukraine, mais la fraction la plus influente est anti-Russe et appuie l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Sa chef de file est la vice-première Chrystia Freeland. D’origine ukrainienne, Chrystia Freeland parle couramment l’ukrainien. Sa mère a contribué à la rédaction de l’actuelle constitution ukrainienne, dont un des articles prône l’adhésion à l’OTAN. Ce qui est moins connu est que son grand-père maternel Michael Chomiak a dirigé un journal fasciste en Pologne lors de l’occupation nazie, sans jamais qu’elle le répudie.

Des journalistes indépendants font état de la présence et de l’importance de groupes fascistes ukrainiens qui menacent de renverser tout gouvernement qui voudrait un statut de neutralité pour l’Ukraine. Ce dont nos médias traditionnels se gardent de faire mention.

Pourtant, telle serait la solution à la crise. Plusieurs auteurs ont mentionné l’exemple de l’Autriche demeurée neutre au cours de la Guerre froide avec le consentement des États-Unis et de l’Union soviétique. L’Autriche n’adhère pas à l’OTAN. Le président français Emmanuel Macron a parlé d’une sorte de « finlandisation » de l’Ukraine. La sortie de crise est à rechercher dans cette direction, maintenant que les accords de Minsk ne sont plus pertinents avec la reconnaissance par Moscou de l’indépendance des deux républiques enclavées. La neutralité, c’est une demande de Vladimir Poutine, mais que rejette l’OTAN.

 

La réanimation de l’OTAN

La situation actuelle n’est pas pour déplaire aux États-Unis. Elle a réanimé l’OTAN dont Macron avait déclaré récemment la « mort cérébrale ». Mais, surtout, elle a forcé l’Allemagne à mettre sur pause le pipeline Nord Stream II, prêt à entrer en service, et qui allait permettre de doubler les exportations de gaz naturel russe vers l’Europe.

L’enjeu est capital. Les États-Unis veulent absolument découpler, au point de vue énergétique, l’Allemagne de la Russie, dont provient 50 % de son approvisionnement en gaz naturel (45 % pour l’ensemble de l’Europe). C’est fondamental d’un point de vue géostratégique.

De plus, d’un point de vue économique, les États-Unis veulent favoriser les intérêts pétroliers et gaziers américains qui lorgnent vers les marchés européens pour écouler leur surplus de production. De nombreux terminaux d’importation de gaz liquéfié sont en construction en Europe.

 

Où est l’intérêt du Québec

L’importante hausse du prix du pétrole qui va résulter du conflit OTAN-Russie va faire saliver les producteurs de gaz naturel et de pétrole canadiens. On va ressortir des classeurs les projets de gazoduc vers l’Atlantique et les remettre sur la table à dessin.

Le lobby pétrolier va s’activer auprès d’Ottawa pour avoir les autorisations nécessaires en plaidant pour l’adoption de « mesures d’urgence ». Et la situation pourrait s’aggraver. Les Russes ou les Ukrainiens (à la demande des États-Unis) pourraient fermer le robinet du gazoduc par lequel transite actuellement le gaz naturel russe à travers l’Ukraine pour atteindre l’Europe. Imaginons un instant un « convoi de la liberté » traversant le pays en provenance de l’Alberta pour demander l’adoption de « mesures d’urgence » pour imposer la construction de pipelines. Déjà, il y a quelques années, les organisateurs du « convoi de la liberté », qui a occupé Ottawa, avaient tenté, sans succès, de mettre en marche un tel convoi. Cette fois, ils auraient sans doute la bénédiction de Chrystia Freeland.

Le Québec n’a absolument aucun intérêt à jouer les va-t’en-guerre dans ce conflit. Son intérêt est de presser Justin Trudeau de renouer avec la politique pacifiste de Lester B. Pearson et de mettre Mme Freeland à l’écart du cabinet.

Malheureusement, il y a plus de chance que ce soit l’inverse qui se produise.