La Loi sur les mesures d’urgence du Canada

2022/02/25 | Par André Binette

L’auteur est avocat constitutionnaliste
 

La loi fédérale sur les mesures d’urgence a été adoptée en 1988 à l’initiative du gouvernement Mulroney. Elle a remplacé la Loi sur les mesures de guerre, qui avait été votée juste avant la première guerre mondiale en 1914 et qui avait été invoquée à trois reprises : pendant les deux guerres mondiales et la crise d’octobre.

La Loi sur les mesures de guerre avait pour effet de suspendre les droits fondamentaux et de faire appel à l’armée pour renforcer les corps policiers afin d’assurer l’ordre public.  Sous l’autorité de cette loi, la censure des médias a été imposée, des camps de prisonniers militaires ont été créés pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que des camps d’internement pour des groupes de citoyens canadiens considérés suspects par définition, tels que ceux d’ascendance japonaise, allemande ou italienne, originaires (ou leurs parents) de pays qui étaient alors ennemis.

Des Québécois opposés à la conscription ont aussi été emprisonnés dans ces camps par ordre du ministre de la Justice fédéral, Louis St-Laurent, député de Québec et futur premier ministre. Parmi ces personnes se trouvait Camillien Houde, maire de Montréal élu en 1938, arrêté le 5 aout 1940 et détenu pendant quatre ans sans procès au camp militaire de Petawawa, en Ontario.  Il fut réélu en 1944 et demeura maire pendant dix autres années.
 

La Loi sur les mesures d’urgence

Contrairement à la Loi sur les mesures de guerre, la Loi sur les mesures d’urgence ne suspend pas les droits fondamentaux. Elle ne contient aucune clause dérogatoire. La Charte canadienne des droits et libertés, adoptée en 1982, continue de s’appliquer. Contrairement à ce qui s’est produit pour des centaines de personnes injustement emprisonnées en octobre 1970 pour plusieurs semaines ou plusieurs mois, les personnes arrêtées pour avoir protesté illégalement contre les mesures sanitaires pendant la pandémie alors que la Loi sur les mesures d’urgence était en vigueur ont droit à l’assistance d’un avocat, à comparaître devant un juge et à un procès.

La Loi sur les mesures d’urgence n’est pas le principal moyen juridique pour demander l’intervention de l‘armée à l’intérieur du Canada.  Elle n’a pas été invoquée pendant la crise d’Oka de 1990, deux ans après son adoption, alors que l’armée avait été déployée. Elle n’a pas été invoquée non plus pendant la pandémie, ou lors d’inondations, pour appeler l’armée à fournir certains services publics aux citoyens. Ces interventions sont légalement possibles en vertu des articles 275 et suivants de la Loi sur la défense nationale.

L’article 275 se lit comme suit :

« Les Forces canadiennes, une unité ou un autre élément de celles-ci et tout officier ou militaire du rang, avec leur matériel, sont susceptibles d’être requis pour prêter main-forte au pouvoir civil en cas d’émeutes ou de troubles réels ou jugés imminents par un procureur général et nécessitant une telle intervention du fait de l’impuissance même des autorités civiles à les prévenir, réprimer ou maîtriser. »

L’article 277 précise que la demande d’intervention doit provenir du procureur général de la province concernée. C’est ce qui s’est produit pendant la crise d’Oka et la pandémie, tout comme la crise d’octobre d’ailleurs. Dans ces trois cas, de même que dans le cas plus fréquent d’inondations, les interventions militaires ont été faites sur demande du gouvernement du Québec.

La Loi sur les mesures d’urgence est divisée en quatre parties. La première partie vise les sinistres, ce qui comprend les phénomènes naturels, les maladies ou les accidents. Les premiers ministres ont discuté de l’activation de cette première partie durant la première vague de la pandémie en 2020, mais le premier ministre fédéral a décidé de ne pas l’invoquer devant les réticences des provinces.

La Partie II concerne l’état d’urgence. C’est celle qui a été activée pour la première fois le 14 février 2022. La déclaration de l’état d’urgence a été révoquée neuf jours plus tard. La Partie III vise l’état de crise internationale et la Partie IV l’état de guerre. Les Parties I, III et IV n’ont encore jamais été activées. Il n’y avait pas de telles distinctions dans la Loi sur les mesures de guerre.

Chacune des quatre parties de la loi contient des règles différentes. Par exemple, la déclaration de sinistre dans la Partie I peut avoir effet pour 90 jours à moins qu‘elle ne soit révoquée, alors que l’état d’urgence en vertu de la Partie II ne peut durer que 30 jours, mais peut être renouvelé. Le gouvernement fédéral a choisi de révoquer la déclaration de l’état d’urgence avant la fin de cette période.

L’état d’urgence est défini à l’article 16 de la loi comme étant une « situation de crise causée par des menaces envers la sécurité du Canada d’une gravité telle qu’elle constitue une situation de crise nationale ».  La déclaration de l’état d’urgence permet de réglementer ou interdire des assemblées publiques dont il est raisonnable de penser qu’elles pourraient troubler la paix, ainsi que des déplacements et l’utilisation de biens (art. 18).

Comme la Charte continue de s’appliquer, ces mesures peuvent être contestées devant les tribunaux, de même que la déclaration elle-même, comme c’est maintenant le cas. Les tribunaux auront à décider si ces mesures sont des limites raisonnables au droit de s’assembler et de manifester pacifiquement garanti par l’article 2 de la Charte canadienne.

Selon l’article 25, le gouvernement fédéral doit consulter les provinces avant de déclarer l’état d’urgence et ne peut l’imposer à une province si elle est la seule concernée. En l’occurrence, plus d’une province était concernée.

Les articles 57 et suivants prévoient un suivi parlementaire. Ils s’appliquent aux quatre parties de la loi.  L’article 58 exige qu’une motion de ratification soit soumise aux deux chambres du Parlement fédéral (la Chambre des Communes et le Sénat) dans les sept jours de séance suivant la déclaration. On sait que la Chambre des Communes a ratifié la déclaration le 21 février mais que le Sénat ne l’a pas fait, vu qu’elle a été révoquée. Il est possible qu’elle n’aurait pas été ratifiée par le Sénat si elle n’avait pas été révoquée.

L’article 62 de la loi exige l’examen des mesures d’urgence par un comité spécial mixte de la Chambre et du Sénat dans lequel chaque parti est représenté. Ce comité siège à huis clos. L’article 63 prévoit de plus une enquête qui déposera un rapport qui doit être rendu public moins d’un an après la fin de l’état d’urgence.

Certaines questions juridiques se posent. Dans quelle mesure les tribunaux voudront-ils remettre en question les motifs justifiant la déclaration de l’état d’urgence? L’absence de ratification par le Sénat a-t-elle un effet sur la validité des mesures prises et des règlements adoptés pour donner suite à l’état d’urgence? Dans quelle mesure des atteintes à la Charte des droits qui seraient normalement inadmissibles, telles que le gel de comptes bancaires, peuvent-elles être considérées raisonnables lorsque l’état d’urgence est déclaré puisque la Charte continue de s’appliquer?

Les réponses que les tribunaux donneront à ces questions dans les prochaines années serviront de précédents pour la prochaine fois que la Loi sur les mesures d’urgence sera invoquée.