Pacifistes de tous les pays, unissons-nous!

2022/03/02 | Par Pierre Dubuc

Le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage !
-Jean Jaurès, socialiste français
 

Longueur : 2330 mots.

La Russie a envahi l’Ukraine et la situation risque sérieusement de dégénérer dans une conflagration mondiale. Du côté des deux belligérants, la Russie et l’OTAN, les machines de propagande tournent à plein rendement pour nous empêcher de cerner les véritables causes et enjeux de ce conflit. « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », écrivait le grand stratège militaire Clausewitz dans une formule devenue célèbre. Alors, pour comprendre les causes de la guerre, il faut analyser la politique qui a mené à la guerre.
 

Les causes de la guerre

La vice-première ministre Chrystia Freeland a déclaré, après beaucoup d’autres responsables politiques occidentaux, que la guerre en Ukraine mettait fin à l’architecture politique en vigueur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle a tort. Cette architecture a été démantelée lors de l’écroulement du Mur de Berlin en 1989 et la dissolution de l’Union soviétique en 1991. Deux événements qui mettaient fin à la Guerre froide, en concrétisant la victoire de la coalition des pays de l’OTAN, dirigée par les États-Unis, sur les pays du Pacte de Varsovie.

Pour les milieux d’affaires occidentaux, c’était aussi la victoire du capitalisme sur le socialisme. Au-delà des querelles des différentes chapelles socialistes et communistes qui s’étripaient sur la nature socialiste ou pas de l’économie soviétique, l’important était, pour les capitalistes du monde entier, d’avoir accès au marché socialiste pour le démanteler, y privatiser les structures étatiques et l’englober dans un seul marché mondial, le marché capitaliste. Ce qui fut fait en plongeant les peuples des ex-républiques soviétiques et des pays de l’Est dans une grande misère.

L’offensive économique fut menée principalement par les États-Unis et l’Allemagne réunifiée. Désormais, il n’y avait plus de blocs de l’Ouest et de l’Est, mais une Mitteleuropa, une Europe centrale, dominée par les capitaux allemands qui allaient tirer profit d’un large bassin d’une main-d’œuvre à bon marché. Une des manifestations les plus significatives de l’exploitation et de l’oppression de ces pays est leur déclin démographique avec l’exode de leur travailleuses et travailleurs vers les pays plus riches de l’Europe. La Pologne, la Hongrie et la plupart des pays de l’ancien Bloc de l’est ont vu leur population décroître. L’exemple le plus probant est la Bulgarie. Sa population est passée de neuf millions d’habitants en 1985 à 6,9 millions actuellement. 

Politiquement, les États-Unis et les autres pays de l’OTAN ont avancé leurs pions après avoir renié la parole donnée par le secrétaire d’État américain James Baker à Michaël Gorbatchev. Au nom des États-Unis, Baker s’était engagé à ce qu’en échange de la réunification de l’Allemagne, l’OTAN « ne s’étendrait pas d’un pouce vers l’Est ». Avec la disparition du Pacte de Varsovie, il aurait été normal que l’OTAN se dissolve; elle s’est au contraire élargie à la faveur de trois vagues, qui l’ont menée jusqu’aux portes de la Russie.  Aujourd’hui, Poutine reproche à Gorbatchev d’avoir fait preuve de naïveté en n’exigeant pas de coucher sur papier cette promesse, tout en reconnaissant que, même écrite, la promesse aurait été rompue.

Gorbatchev a proposé, à l’époque, d’inclure la Russie dans la « maison commune européenne », Eltsine a évoqué la possibilité d’intégrer l’OTAN et Poutine a également partagé ces rêves chimériques lorsque le G-7 s’est transformé en G-8 avec l’inclusion de la Russie. Mais les États-Unis avaient compris la menace potentielle que représenterait pour sa domination de l’Europe une alliance entre la force économique de l’Allemagne et la puissance militaire russe. Poutine a aussi pensé que les États-Unis lui seraient reconnaissant pour l’aide apportée dans le combat contre les terroristes après les attentats du 11 septembre. Mais les vainqueurs n’ont que du mépris pour les vaincus. Ils ne se sentent aucune obligation à leur égard.

Pour sécuriser ses nouveaux investissements économiques dans l’ancien marché socialiste, le monde capitaliste avait besoin de la protection militaire de l’OTAN. Pour y arriver, tous les moyens étaient bons, dont l’organisation de « révolutions de couleur » – « rose » en Géorgie et « orange » en Ukraine – pour déloger les gouvernements pro-russes au pouvoir et les remplacer par des gouvernements pro-occidentaux. Dans les deux cas, Poutine a réagi de façon semblable. Dans le cas de la Géorgie, en reconnaissant deux petites républiques (Ossétie-du-Sud et Abkhazie) comme têtes de pont pour intervenir militairement. Dans le cas de l’Ukraine par l’annexion de la Crimée et de la région du Donbass. D’un point de vue stratégique, l’Ukraine avec ses 44 millions d’habitants et sa superficie de 603 548 km² est beaucoup plus importante que la Géorgie avec ses 3,7 millions d’habitants et sa superficie de 69 700 km². Mais, surtout, les Russes se souviennent que les vastes plaines de l’Ukraine ont été la voie royale empruntée par les troupes de Napoléon et d’Hitler pour l’envahir. L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN était une ligne rouge à ne pas franchir.

Pour stopper l’encerclement de la Russie par l’OTAN, Poutine a réclamé un statut de neutralité pour l’Ukraine. C’était un des articles des accords de Minsk, signé le 5 septembre 2014 par les représentants de l'Ukraine, de la Russie, de la République populaire de Donetsk (DNR) et de la République populaire de Lougansk (LNR) pour mettre fin à la guerre en Ukraine orientale après l’annexion de la Crimée. Mais la politique du gouvernement ukrainien pro-occidental, mis en place après les manifestations de l’Euromaïden de 2013, a plutôt été de demander l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN. Le gouvernement ukrainien a préparé le terrain à cette adhésion en acceptant, par exemple, que des formateurs de l’armée canadienne viennent former les unités militaires ukrainiennes pour qu’elles soient interopérables avec les forces de l’OTAN. À défaut d’être un nouveau Gorbatchev, Poutine ne pouvait avoir la naïveté de croire que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ne serait pas bientôt à l’ordre du jour. Mais l’invasion de l’Ukraine n’était certainement pas la solution.
 

Le repartage du monde entre les grandes puissances

Poutine a déjà déclaré que la dissolution de l’Union soviétique a été la plus grande tragédie du XXe siècle et on lui prête l’intention de la reconstituer. Mais le projet de Poutine relève plus de l’empire tsariste que de l’Union soviétique, comme en témoigne sa référence à l’Ukraine comme étant la « petite Russie » ne formant qu’un seul peuple avec la Russie, et sa condamnation de la reconnaissance de l’Ukraine comme étant une nation ayant le droit à l’autodétermination par Lénine et les bolchéviks.

Les nostalgiques de l’Union soviétique doivent réaliser que la Russie actuelle n’a plus rien à voir avec la Russie des soviets. Son économie est capitaliste, dominée par des oligarques, et ses ambitions impérialistes. Avec Poutine, elle s’est en partie relevée de la défaite de 1991 et elle utilise son arsenal militaire et nucléaire, de même que l’abondance de ses ressources naturelles, pour reprendre sa place dans le grand jeu du repartage impérialiste du monde, caractérisée par le déclin économique des États-Unis et la montée en puissance de la Chine, mais aussi de l’Allemagne. Encore une fois, la loi fondamentale du développement inégal du capitalisme fait en sorte que nous sommes passé d’un monde unipolaire, dominé par les États-Unis, à un monde multipolaire, pour employer une formule à la mode.

Si on braque les réflecteurs sur la situation ukrainienne, nous voyons la Russie sur la défensive. Mais si nous élargissons le spectre pour englober la situation mondiale, nous nous rendons compte que ce sont les États-Unis qui sont sur la défensive. L’Allemagne, mais surtout la Chine, contestent sa domination mondiale. Ainsi, selon le magazine The Economist (19 février), la Chine était responsable en 2020 de 31% des projets d’infrastructures de plus de 50 millions $ en Afrique contre 12 % en 2013, alors que la part des entreprises occidentales a chuté de 37% à 12% au cours de la même période. Dans le cadre de son projet de « Route de la soie », la Chine construit en Afrique et ailleurs des chemins de fer et des ports, reprenant à son compte la politique classique des impérialistes pour piller ces pays de leurs matières premières.
 

La stratégie américaine

La crise ukrainienne a permis aux États-Unis de réanimer l’OTAN, dont le président Macron avait diagnostiqué qu’elle était en « mort cérébrale ». Mais, surtout, les États-Unis viennent d’obliger l’Allemagne a effectué un virage à 180 degrés et à reprendre sa place sous l’ombrelle des États-Unis. L’économie allemande s’éloignait de plus en plus des États-Unis avec sa dépendance énergétique accrue au gaz naturel russe, responsable de 60% de sa consommation, et le fait que la Chine soit devenue son principal partenaire commercial.

L’enjeu fondamental pour les États-Unis est de découpler l’économie européenne, et plus particulièrement celle de l’Allemagne, de sa dépendance aux hydrocarbures russes. Cela ne peut se faire en un jour, faute de sources d’approvisionnement alternatives. Actuellement, une telle rupture provoquerait en Europe une pénurie et une hausse astronomique des prix du gaz naturel et du pétrole, ce qui ne manquerait pas de se répercuter sur les prix mondiaux et affecter la popularité des démocrates et de Joe Biden à l’aube des élections de mi-mandat au Congrès. Voilà pourquoi les banques russes par lesquels transitent les paiements pour les achats en gaz naturel par l’Allemagne et les autres pays européens ne sont pas frappés par l’exclusion du réseau de transactions SWIFT.

Mais cela n’empêche pas les pays de l’OTAN de travailler sur une solution à plus long terme. La secrétaire aux affaires étrangères britanniques Liz Truss, pressentie pour remplacer Boris Johnson, a déclaré que le monde doit se préparer à un conflit avec la Russie qui pourrait durer pendant plusieurs années. Elle a confié à Sky News : « Je suis en faveur de plafonner les importations de gaz et de pétrole de la Russie, de façon à ce que nous puissions mettre fin à la dépendance de l’Europe » et « nous travaillons là-dessus avec nos partenaires du G-7 ».

Un des partenaires, l’Allemagne, vient d’annoncer qu’elle va accélérer la construction de terminaux pour recevoir du gaz naturel liquéfié. Un autre partenaire intéressé est évidemment le Canada. Et ses politiciens s’agitent.

Les conservateurs demandent au gouvernement de réformer son processus d’approbation pour permettre la construction de nouveaux oléoducs et gazoducs. « Le pétrole et le gaz canadiens sont essentiels pour la sécurité et la souveraineté du Canada et de l’Europe », affirme la cheffe intérimaire du Parti conservateur, Candice Bergen.

Lobbyiste pour l’industrie pétrolière et gazière et candidat présumé à la chefferie du Parti conservateur, Jean Charest a compris que, s’il voulait l’appui des conservateurs de l’Ouest, il devait se faire le promoteur du pétrole. Dans une lettre aux médias publié récemment, il déclare : « Nous devons sanctionner la Russie. Nous devons tirer parti de notre patrimoine en matière d’énergie et de ressources naturelles en aidant nos alliés à réduire leurs échanges commerciaux avec la Russie dans ces secteurs, mais aussi en palliant aux possibles pénuries. Le Canada peut faire sa part pour nourrir la planète et aussi fournir de l’énergie à nos alliés européens en particulier. » (Lettre aux médias, 25 février 2022)

Alors, à quoi faut-il s’attendre? À la résurrection des projets de pipelines et d’usines de liquéfaction.
 

Solidarité avec les pacifistes, non avec les pétrolières

La propagande est très habile. Elle nous présente l’image romantique de l’Ukraine défendue par des patriotes armés de fusils de chasse. Jamais, n’avons-nous l’occasion de voir l’armée ukrainienne, qui compte pourtant 246 445 militaires dans le service actif et un million de réservistes.

Nous avons beaucoup de sympathie pour ces millions d’Ukrainiens, chassés de leur pays ou se terrant dans des sous-sols pour échapper aux bombardements russes. Mais nous en avons beaucoup moins pour leur gouvernement qui refuse un statut de neutralité, qui réclame son adhésion à l’Union européenne, premier pas vers son intégration à l’OTAN. L’Ukraine n’est pas indépendante. Son armée est entrainée par l’OTAN. Sa propagande est organisée par l’OTAN. Son gouvernement est pro-OTAN.

Le Canada est membre de l’OTAN. Son armée a entraîné les forces armées ukrainiennes pour les intégrer dans l’OTAN. Son gouvernement est dirigé, dans les faits, par la vice-première ministre Chrystia Freeland, d’origine ukrainienne, dont la mère a contribué à la rédaction de la constitution ukrainienne, dont un des articles prône l’adhésion à l’OTAN, et dont le grand-père maternel dirigeait un journal pro-nazi en Pologne lors de la Seconde Guerre mondiale. La politique du Canada est téléguidée par les intérêts pétroliers de l’Alberta et de Bay Street à Toronto, qui salivent à la perspective d’acheminer du gaz naturel et du pétrole en Europe.

Ce n’est qu’une question de temps avant qu’on réactive les projets de pipelines et de terminaux de liquéfaction de gaz naturel traversant le Québec pour rejoindre la côte Est. Le débat sera posé dans les termes que le pose la chroniqueuse Emmanuel Latraverse dans le Journal de Montréal du 1er mars : «Sauver l’Europe ou le climat?» Et toute la machine politique, administrative, médiatique fédérale et fédéraliste pèsera de tout son poids – avec le recours à la Loi sur des mesures d’urgence, si nécessaire – pour que le Canada pétrolier «sauve l’Europe».

Les pacifistes et les écologistes doivent s’unir pour montrer qu’il n’y a qu’une façon de « sauver l’Europe et le climat », c’est de faire échec à la guerre en dévoilant et en s’opposant aux intérêts des grandes puissances, dont le Canada, dans le conflit ukrainien. Sur le plan politique, réactiver le projet indépendantiste serait une façon de contrer les va-t’en guerre et promoteurs de pipelines. Alors, faisons la promotion d’une alliance entre pacifistes, écologistes et indépendantistes.

Aujourd’hui, notre allié n’est pas l’OTAN, mais ces Russes qui manifestent dans toutes les grandes villes de Russie contre les politiques de leur gouvernement, contre Poutine.

Solidarité avec les pacifistes de Russie et de tous les pays.