« Poutine était stupéfait de la réaction de l’Allemagne » a raconté le président français Emmanuel Macron à ses collaborateurs après un entretien téléphonique avec le président russe, rapporte le Canard Enchaîné dans son édition du 2 mars 2022.
Selon toute vraisemblance, Poutine s’attendait à ce que l’Allemagne, étant donné sa dépendance au gaz russe, s’oppose aux sanctions à l’égard de la Russie après l’invasion de l’Ukraine. Si le pari de Poutine était de diviser l’OTAN, il l’a perdu.
La fin d’un tabou
L’Allemagne a effectué un spectaculaire virage à 180 degrés, dont on peine à mesurer les conséquences géopolitiques. Elle a d’abord renoncé à la mise en service de l’oléoduc Nord Stream II, qui devait doubler ses importations de gaz en provenance de la Russie. Mais il y a surtout le fait que l’Allemagne, acteur géopolitique réservé et pacifiste, une conséquence de son rôle lors de la Seconde Guerre mondiale, a adopté un plan de renforcement de 100 milliards d’euros de l’armée allemande, ainsi que la décision de porter le budget de la défense à 2% du produit intérieur brut (PIB). De plus, l’Allemagne a accepté de fournir des armes à l’Ukraine. Un tabou a été levé.
La militarisation de l’économie allemande va inquiéter la Russie – étant donné le passé – mais aussi les États-Unis. La nouvelle orientation va encourager Macron à aller de l’avant avec son projet de défense européenne commune et indépendante (lire : des États-Unis), comme il l’a réaffirmé dans son discours à la nation du 2 mars.
C’est un renversement de doctrine total. Jusqu’ici la politique extérieure était dominée par la doctrine, dite « Wandel durch Handel » (« Le changement par le commerce »). Berlin croyait pouvoir « changer » la Chine en exportant des voitures – la Chine est aujourd’hui le principal partenaire de l’Allemagne – et la Russie en important ses hydrocarbures. L’Allemagne importe 55 % de son gaz naturel, 35 % de son pétrole et 50 % de son charbon de Russie. Les hydrocarbures ne sont pas seulement une source d’énergie, mais aussi une matière première pour l’industrie chimique.
Le patronat allemand reconnaîtrait maintenant que les échanges économiques ne peuvent être indépendants de la géopolitique et s’apprêterait à revoir ses relations avec la Chine.
Sécuriser l’approvisionnement énergétique
Mais, à plus court terme, l’urgence est de sécuriser l’approvisionnement énergétique. La ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock du parti des Verts, n’a pas exclu la prolongation des très polluantes centrales à charbon. Il n’est pas exclu non plus que les trois centrales nucléaires encore en fonctionnement, qui devaient interrompre leur production à la fin 2022, soient maintenues en service. Le ministre de l’Économie et du Climat, l’écologiste Robert Habeck, a déclaré qu’il ne « s’y opposerait pas pour des raisons idéologiques ».
Il a aussi annoncé son intention d’ouvrir deux terminaux pour accueillir le gaz de schiste américain liquéfié. Le 1er mars, il s’est rendu à Washington pour discuter de la sécurité de ces approvisionnements.
L’industrie pétrolière canadienne salive
Le Canada ne sera pas en reste. L’industrie pétrolière et gazière salive. Elle fait valoir que le Canada est dépositaire de la troisième plus importante réserve de pétrole prouvé au monde. On ressort des cartons les projets de terminaux et de gazoducs. Dans La Presse+ du 3 mars, Paul Journet mentionne la conversion d’un terminal existant à Saint John au Nouveau-Brunswick voué jusqu’ici à l’importation, qui servirait désormais à liquéfier le gaz canadien pour l’expédier ensuite à l’étranger. Un autre terminal, une infrastructure neuve à Goldboro, en Nouvelle-Écosse, remplirait la même fonction. Le projet de terminal avait été autorisé en 2012, sans évaluation. Il impliquerait la construction d’un oléoduc dans le sud du Québec.
On peut parier que le projet GNL-Québec sera réactivé. Son abandon a été justifié par la faiblesse du prix de gaz naturel. Un argument qui ne tient plus avec la flambée actuelle des prix des hydrocarbures qui, de toute évidence, va se maintenir et atteindre de nouveaux sommets.
Les sceptiques seront confondus
Les sceptiques devant ce scénario invoquent les délais de construction des pipelines et l’argument écologique.
Le premier argument ne tient pas la route. La crise actuelle n’est pas conjoncturelle. La crise ukrainienne a convaincu l’Allemagne et l’Europe de se passer progressivement – et le plus tôt possible – des hydrocarbures russes. Et l’industrie pétrolière et gazière va aller de l’avant, sachant que s’il y a un retournement de situation, « leur » gouvernement va venir à la rescousse, comme l’a prouvé l’achat du pipeline TransMountain.
Quant à l’argument écologique, l’exemple des Verts allemands – les plus militants au monde – est particulièrement instructif. Ils viennent de mettre de côté leurs convictions écologiques et ils ne croient pas qu’il soit possible de remplacer à moyen terme les hydrocarbures par des énergies propres.
Et les politiciens canadiens sont loin d’avoir cette fibre environnementaliste. Les conservateurs, leur cheffe intérimaire, Candice Bergen, et leurs deux candidats à la succession d’O’Toole (Pierre Poilièvre et Jean Charest) ont déjà annoncé leur volonté de soutenir les projets de pipeline des pétrolières et gazières.
Le premier ministre Trudeau ne se laisse pas damer le pion. Il a déclaré à la Chambre des communes : « L’Europe dépend encore énormément du gaz et du pétrole russes (…). Nous allons vers une décarbonisation de l’économie mondiale, mais on n’est pas là encore, alors nous allons être là avec les ressources nécessaires pour aider nos amis européens ».
Nous allons pouvoir juger de la profondeur des convictions du gouvernement Trudeau et de son ministre de l’Environnement Streven Guilbeault, le 4 mars, lorsqu’il fera connaître la décision du gouvernement concernant le projet de forage pétrolier de Bay du Nord, au large de Terre-Neuve-et-Labrador. Le projet de forage en mer produirait environ 300 millions à 1 milliard de barils de pétrole sur un horizon de 30 ans. Cela entraînerait l’émission d’au minimum 430 millions de tonnes de CO2 eq., ce qui équivaut aux émissions de gaz à effet de serre (GES) de huit centrales électriques au charbon ou à l’ajout de 7 à 10 millions de voitures sur nos routes.
Chrystia Freeland mène le show
Finalement, s’il faut encore un nouvel argument pour convaincre les sceptiques, soulignons que la presse internationale vient de réaliser – ce que nous savions déjà – que c’est la vice-première ministre Chrystia Freeland qui est au poste de commande du gouvernement. Un article du journal Le Monde, daté du 4 mars, intitulé « Chrystia Freeland, en première ligne contre Poutine », souligne que « c’est elle notamment qui entretient, depuis le début du conflit, le contact direct avec le gouvernement du président ukrainien Volodymyr Zelensky ».
Le journal affirme également : « Une source diplomatique canadienne affirme même qu’elle a été une de celles qui a pesé auprès des États-Unis afin qu’ils avalisent la décision de cibler la Banque centrale russe, pour priver le régime de milliards de réserves de devises étrangères ; elle encore qui était à la manœuvre pour exclure de nombreuses banques russes de la plate-forme interbancaire Swift, rouage essentiel de la finance mondiale. » Des faits confirmés également par le Globe & Mail.
Est-il nécessaire de rappeler que Mme Freeland est originaire de l’Ouest canadien et députée de Toronto-Centre ? Peut-on imaginer meilleure représentante des pétrolières et de leurs financiers de Bay Street?
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