De la ségrégation scolaire

2022/03/18 | Par Frédéric Lacroix

Le Mouvement école ensemble définit la ségrégation scolaire comme étant « la séparation des enfants dans des écoles ou des classes différentes, en fonction du revenu de leurs parents et/ou de leurs résultats scolaires ». Le Conseil supérieur de l’éducation (CSE) a fait un portrait accablant de cette ségrégation dans le système d’éducation québécois dans un rapport daté de 2016 (« Remettre le cap sur l’équité »). La conclusion était limpide : « L’école québécoise est la plus inégalitaire au pays ».

Rappelons que 32,3% des enfants fréquentant une école privée ont des parents gagnant 110 000 $ et plus par année alors que seulement 6,3 % de ceux-ci gagnent moins de 30 000 $ par an. En 2011-2012, les écoles privées bénéficiaient de plus de 500 millions de dollars de subventions annuelles de Québec et les dépenses totales par élève dans celles-ci étaient supérieures à celles des écoles publiques. En clair, cela signifie que les fonds publics financent en bonne partie un système qui bénéficie massivement aux plus riches. Comme ces « plus riches » sont aussi surreprésentés dans la classe politique, cela explique l’immobilisme sur ce dossier, malgré quelques belles paroles, depuis des décennies, cette classe politique n’osant pas, dans son ensemble, agir à l’encontre de ses intérêts et en faveur de l’égalité des chances.

Ce qui est fâchant avec les inégalités, c’est que celles-ci ne s’arrêtent pas aux portes des écoles primaires ou secondaires. Cette structuration des inégalités qui prend racine au primaire et au secondaire se déploie ensuite pleinement au collégial et à l’université, ce qui entraine des répercussions dans tout le parcours de vie de ceux qui ont la mauvaise idée de naitre dans une famille moins fortunée. Le coût social global des inégalités n’a jamais, à ma connaissance, été estimé. Il est sûrement, en termes de perte de productivité, d’incidence sur la santé physique et psychologique, en termes de rayonnement culturel, colossal. On sait qu’un salarié à temps plein gagnait en moyenne, en 2015, 46 000 $ avec un diplôme d’étude secondaire, 57 000 $ avec un diplôme d’études collégiales (DEC) et 79 000 $ avec un diplôme universitaire. Les répercussions du décrochage scolaire ou de la non-atteinte du plein potentiel d’une personne se paient donc une vie durant.

Les élèves inscrits au secteur régulier dans les écoles publiques ne sont que 37,3 % à se rendre au cégep alors que ce taux est de 89,2 % pour les élèves inscrits dans un programme sélectif au public et de 91,5 % pour ceux inscrits au privé. Ces taux conditionnent ensuite l’accès aux études universitaires. Un élève ayant suivi un programme sélectif au secondaire a près de six fois plus de chances de faire des études universitaires que ceux inscrits au régulier. Si l’élève est scolarisé au privé, ses chances d’entrer à l’université sont multipliées par neuf.

Il est intéressant de noter que l’attention des chercheurs dans ce domaine a surtout été concentrée sur l’école primaire et secondaire et que nous disposons de peu de données pour ce qui est de la ségrégation et de ses mécanismes au cégep, comme si celle-ci ne s’exerçait pas à ce niveau.

Un livre paru en 2020 – La réussite scolaire dans l’enseignement collégial québécois (PUL) – fournit des informations intéressantes pour comprendre la ségrégation qui règne au collégial en fonction du revenu et, surtout, en fonction de la langue. Ce livre, dont la rédaction a été assurée par Richard Guay (issu du milieu collégial privé) et financé par l’Association des collèges privés, se veut une critique du postulat de la CSE voulant qu’une plus grande mixité sociale augmente la réussite scolaire des plus faibles sans nuire aux performances des plus forts. La méthodologie utilisée dans ce livre a été vertement critiquée par d’autres chercheurs. Ce qui est intéressant dans ce livre, cependant, ce ne sont pas ses conclusions discutables en faveur du statu quo en éducation, mais ses données brutes qui viennent, paradoxalement, jeter un éclairage cru sur la ségrégation au collégial.

On apprend par exemple que le fait d’être inscrit au cégep anglais augmente de 29 % la probabilité (p. 48) d’obtenir le DEC selon la « durée prévue » (deux ans). Le fait d’être inscrit dans un cégep privé augmente cette même probabilité de 55 %! D’autres données regroupent la moyenne au secondaire, le revenu parental (estimé, ce ne sont pas des données directes malheureusement), la langue d’enseignement ainsi que le taux de diplomation en deux ans.

Les étudiants au cégep anglais ont, en moyenne, un revenu parental plus élevé de 7 900 $, une moyenne au secondaire plus élevée (de 1 point) et un taux de diplomation à deux ans plus élevé de 7,5 points comparativement aux étudiants des cégeps français. Ce qui est remarquable, c’est le fait que la domination des cégeps anglais est visible même pour des statistiques valant pour tout le Québec, et même si les cégeps anglais ne regroupent que 19 % de la clientèle globale. On imagine que le décalage entre les deux réseaux dans la région de Montréal doit être vertigineux (les données ne sont pas disponibles, hélas).

Quant aux étudiants des cégeps privés, leur revenu parental est supérieur de 11 900 $, leur moyenne au secondaire plus élevée de 2,8 points et leur taux de diplomation plus élevé de 22,8 points comparativement aux cégeps français publics. Ces données pour les cégeps privés ne sont pas segmentées selon la langue d’enseignement, ce qui mettrait encore plus en évidence, probablement, la domination des cégeps privés anglais sur les cégeps privés français.

Si on résume, on peut affirmer que la ségrégation qui règne au collégial reproduit celle régnant au secondaire avec un système privé dominant le système public d’une part, mais amplifiée par le fait que la langue d’enseignement joue le rôle de vecteur de ségrégation supplémentaire, avec les cégeps anglais dominant les cégeps français sur le plan de la moyenne au secondaire des élèves sélectionnés, du revenu parental et du taux de diplomation. Tout ça, dans le cas du public, assuré entièrement par les fonds publics.

Au primaire, au secondaire et au collégial, le système scolaire québécois est un système de reproduction des inégalités sociales. La CSE écrivait que le système d’éducation était construit de sorte que « les inégalités de traitement observées sont au bénéfice des plus favorisés », que ces inégalités « semblent s’accentuer » en fonction du niveau scolaire, qu’elles sont « inacceptables », « évitables » et que « ne rien faire, c’est prendre parti ».

En refusant la loi 101 au cégep, M. Legault prend donc parti en faveur de la ségrégation scolaire fondée sur la langue d’enseignement.