L’autonomie gouvernementale autochtone

2022/03/18 | Par André Binette

L’auteure est avocat constitutionnaliste
 

Le gouvernement du Québec vient d’annoncer qu’il porte en appel devant la Cour suprême un jugement majeur de la Cour d’appel du Québec, rendu le mois dernier qui a, pour la première fois, reconnu que le droit à l’autonomie gouvernementale autochtone est un droit ancestral, qui est commun à toutes les nations autochtones et qui découle de la Constitution canadienne. Le jugement est connu sous le nom de Renvoi à la Cour d’appel du Québec relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Le gouvernement du Québec s’était adressé à la Cour d’appel afin qu’elle vérifie la validité de cette loi fédérale.

Le jugement de la Cour d’appel est le fruit d’une longue évolution juridique. À partir du cas particulier de la protection de l’enfance et de la jeunesse, il a pour effet de créer un troisième ordre de gouvernement. Cela équivaut à une modification constitutionnelle majeure, sans conférence des premiers ministres ni référendum. La procédure formelle de modification de la Constitution qui a été adoptée en 1982, malgré les objections du Québec, a été contournée par la voie judiciaire. Il s’agit de ce que certains constitutionnalistes appellent l’un des modes informels de modification de la Constitution, les autres étant les ententes intergouvernementales ou même des pratiques unilatérales telles que le pouvoir de dépenser, qui peuvent finir par imposer une certaine lecture du texte de la Constitution.

En 1982, personne, pas même les Premières Nations, ne considérait que l’autonomie gouvernementale faisait partie des droits ancestraux protégés par l’article 35 de la nouvelle loi constitutionnelle. Il était illogique de ne pas le reconnaître puisqu’en pratique il était impossible de conclure un traité avec une nation autochtone sans lui reconnaître l’autonomie pour y adhérer. Cependant, l’opinion dominante à l’époque était que reconnaître l’autonomie autochtone dans la Constitution bouleverserait l’équilibre du fédéralisme canadien.

On décida tout de même, sous la pression des Premières Nations qui se disaient amèrement déçues, d’ajouter un article à la Constitution de 1982 qui prévoyait la tenue d’une conférence des premiers ministres l’année suivante afin de renforcer les droits autochtones. Le principal sujet à l’ordre du jour était l’autonomie gouvernementale.

René Lévesque s’est rendu à cette conférence malgré le rapatriement unilatéral de la Constitution pour en discuter avec Trudeau père et les autres chefs de gouvernement provinciaux. Puisque ce sujet lui tenait à cœur depuis longtemps, il accepta même d’inclure les représentants autochtones du Québec, dont l’actuelle gouverneure générale du Canada, dans la délégation du gouvernement du Québec. C’était l’époque, depuis longtemps révolue, où le Québec était à l’avant-garde sur la question autochtone au Canada.

La conférence de 1983 fut un échec principalement à cause de la résistance des provinces anglophones. La Constitution fut une nouvelle fois modifiée pour imposer la tenue de deux autres conférences des premiers ministres sur le sujet, qui devaient se tenir en 1985 et en 1987. Trudeau père et Lévesque furent remplacés par Mulroney et Bourassa. Comme ce dernier ne s‘intéressait nullement aux droits autochtones, ces deux autres conférences furent aussi des échecs. Bourassa n’eut rien de plus pressé à faire que de tourner la page et de proposer l’Accord du lac Meech dès 1987; cet accord ignorait complètement les revendications autochtones.

Il y eut un retour du balancier. L’Accord du lac Meech a lui-même échoué en juin 1990 notamment en raison de l’opposition d’un unique député autochtone de l’assemblée législative du Manitoba. Quelques semaines plus tard, alors qu’une majorité de Québécois réclamait la souveraineté, la crise d‘Oka éclatait. Bourassa eut à faire face à deux crises historiques simultanément. Il l’avait bien cherché. Il tenta de conclure une nouvelle entente avec Mulroney et les autres provinces appelée Accord de Charlottetown, qui combinait la reconnaissance d’une société distincte au Québec avec l’autonomie gouvernementale autochtone. Ce nouvel accord constitutionnel fut rejeté par référendum autant au Québec que dans le reste du Canada en 1992.

Cependant, après la crise d’Oka, le gouvernement Mulroney avait voulu tirer des leçons en mettant sur pied une commission d’étude majeure de la question autochtone, la Commission Erasmus-Dussault, dotée de moyens importants. Le coprésident québécois était le juge René Dussault de la Cour d’appel. La commission mit cinq ans à produire son rapport en 1996, alors que Jean Chrétien était au pouvoir. Le rapport fut tabletté le lendemain et ignoré par la suite par le gouvernement Harper.

Le rapport Erasmus-Dussault fut alors jugé inacceptable parce qu’il recommandait la création d’un troisième ordre de gouvernement, et de reconnaître que le droit à cette autonomie gouvernementale découlait déjà de l’article 35 malgré l’échec des trois conférences constitutionnelles et du référendum de 1992. Elle proposait une réinterprétation fondamentale de la Constitution. La Cour suprême du moment partageait la réticence du gouvernement fédéral, même si elle s’est inspirée à plusieurs reprises d’autres sections du rapport.

Tout a changé avec l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones en 2007 qui renforçait le droit à l’autodétermination interne qui est l’équivalent de l’autonomie gouvernementale en droit international, malgré l’embarras du gouvernement Harper. Après l’arrivée au pouvoir de Trudeau fils en 2015, celui-ci a repris la réinterprétation d’Erasmus-Dussault et l’a affirmée dans des dizaines de document officiels tels que des traités modernes avec des nations autochtones ou des lois fédérales. Cependant, ni le Parlement ni le gouvernement fédéral ne peut effectuer unilatéralement une modification majeure de la Constitution. Seuls les juges fédéraux ont le pouvoir de le faire, mais ils peuvent être influencés par des prises de position fédérales réitérées.

C’est ce qui s’est finalement produit avec le jugement de la Cour d’appel. La loi fédérale en cause reconnaissait le droit constitutionnel à l’autonomie gouvernementale autochtone, et le plus haut tribunal québécois l’a validée pour l’essentiel. Cela signifie que le modèle québécois de délégation de pouvoirs provinciaux à des entités autochtones, comme dans la Loi sur la protection de la jeunesse, a vécu. Les pouvoirs autochtones ne sont plus délégués par des lois fédérales ou provinciales. Ils découlent directement de la Constitution, comme les pouvoirs fédéraux ou provinciaux.

La Cour d’appel a jugé toutefois que la loi fédérale allait trop loin sur un point essentiel. Elle prétendait exclure totalement la compétence provinciale sur la protection de la jeunesse en matière autochtone en déclarant que les lois autochtones bénéficieraient de la prédominance fédérale. La Cour d’appel a décidé que c’était contraire aux règles bien établies du fédéralisme et que la compétence provinciale demeure, même si elle est réduite pour faire place à la compétence autochtone. À terme, il en sera de même dans plusieurs autres domaines, dont l’exploitation des ressources naturelles et l’aménagement de certaines parties du territoire du Québec.

Ici, les Premières Nations veulent avoir le beurre et l’argent du beurre. Aux États-Unis, les droits autochtones ne sont pas constitutionnels, mais soumis aux lois fédérales même injustes; ils sont toutefois immunisés contre les lois des États fédérés. Au Canada, ils sont constitutionnalisés depuis 1982, ce qui conduit à de fréquents examens judiciaires de lois fédérales ou provinciales pour établir leur compatibilité avec les droits ancestraux, et on recherche maintenant de plus l’immunité américaine pour exclure totalement les provinces. C’est aller trop loin.

On saura l’an prochain ce que la Cour suprême en pense. Le jugement de la Cour d’appel paraît solide et convaincant. De surcroit, c’est un avis unanime de cinq juges. Il est peu probable qu’il soit renversé.