Ukraine: Du bon (et mauvais) usage des références historiques

2022/03/25 | Par Pierre Dubuc

« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », écrivait le grand théoricien militaire Clausewitz. Alors, pour comprendre les causes de la guerre, il faut analyser la politique qui a mené à la guerre.

Du côté russe, la guerre est présentée comme une répétition, à petite échelle, de la Grande Guerre patriotique contre le nazisme hitlérien. La présence de fascistes dans l’entourage du gouvernement Zelensky est indéniable. Le New York Times (« Why Vladimir Putin Invokes Nazis to Justify His Invasion of Ukraine », 17 mars 2022) souligne que l’Ukraine a réhabilité Stepan Bandera, un leader nationaliste qui a collaboré avec les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, et qu’elle a rebaptisé, entre autres, d’importantes avenues en son nom. Un grand stade a aussi été renommé en l’honneur de Roman Shukhevych, qui a été responsable de massacres de Juifs et de Polonais. Le NY Times reconnaît également l’intégration du bataillon d’extrême-droite Azov dans la Garde nationale ukrainienne. Pour tous ces fascistes, l’ennemi n’est plus le juif, mais le Russe.

Amplifiée par les uns, minimisée par les autres, difficile de connaître l’importance réelle des fascistes en Ukraine. Cependant, si le but de la guerre était réellement, pour Poutine, la dénazification de l’Ukraine et que sa référence était la Seconde Guerre mondiale, il aurait fait appel aux éléments démocratiques d’Ukraine et d’ailleurs pour les combattre. Mais il a plutôt proclamé que son but était l’annexion de l’Ukraine à la Russie en niant l’existence d’une nation ukrainienne.
 

Poutine, le nouvel Hitler ?

Du côté occidental, Poutine serait le nouvel Hitler. Dans une de ses chroniques (« Hitler? », 7 mars 2022), François Brousseau, trouve que « plus on y pense, plus les analogies avec la Seconde Guerre mondiale semblent avoir du sens. Un peuple et des dirigeants déchus, amers. Un ‘‘chef’’ qui émerge et qui décide un jour, pour la gloire de la Nation (ou de l’Empire déchu à restaurer) de prendre les choses en main. Nous y sommes ».

Il faut une connaissance extrêmement superficielle – demeurons poli ! – de l’Histoire pour lancer une telle affirmation. Le nazisme, c’est la décapitation du prolétariat allemand, c’est la volonté de réduire les peuples slaves en esclavage, c’est l’Holocauste. C’est une barbarie médiévale d’une bestialité sans nom. C’est Mein Kampf. Le fascisme hitlérien, c’est les puissances de l’axe avec l’Italie et le Japon, c’est la conquête de l’Europe, la conquête du monde, pour instaurer la domination d’une « race supérieure », la race aryenne. Nous sommes loin de cela avec Poutine.
 

L’indépendance de l’Ukraine

Les puissances occidentales affirment que leur objectif est de garantir l’indépendance de l’Ukraine. Si on veut recourir à des références historiques, il faudrait plutôt chercher du côté de la Première Guerre mondiale. Au début de la guerre, l’Allemagne avait violé l’indépendance de la Belgique, qui s’était proclamée neutre. La France et l’Angleterre avaient justifié leur entrée en guerre en disant se porter à la défense de la neutralité et de l’indépendance de la Belgique. Si tel avait le cas, l’intervention de la France et de l’Angleterre aurait été justifiée. Mais nous savons que l’objectif de tous les belligérants dépassait de loin le sort de la Belgique. Le monde allait être précipité dans une guerre interimpérialiste pour le repartage des colonies et des zones d’influence.

De même, aujourd’hui, le discours des puissances occidentales en faveur de l’indépendance de l’Ukraine serait crédible si l’OTAN avait été dissoute en même temps que le Pacte de Varsovie après la chute du Mur de Berlin. Mais non. Malgré les assurances données par le secrétaire d’État américain James Baker à Mikhaïl Gorbatchev voulant que la juridiction de l’OTAN « ne s’étendrait pas d’un pouce vers l’Est », l’OTAN a absorbé les pays de l’Est et d’ex-républiques soviétiques pour encercler aujourd’hui la Russie.

Actuellement, quelque 100 000 militaires américains sont de nouveau présents en Europe et plus de 40 000 soldats sont sous le commandement direct de l’OTAN dans la partie orientale de l’Alliance. Des bataillons multinationaux, installés depuis 2014 en Pologne et dans les États baltes, devraient aussi être présents à l’avenir en Hongrie, en Slovaquie et en Bulgarie.

L’OTAN prépare depuis longtemps l’adhésion de l’Ukraine. Elle a entraîné l’imposante armée ukrainienne pour la rendre opérationnelle avec les procédures de l’OTAN. Elle l’équipe avec des missiles sol-air et anti-blindés dernier cri, a monté un système de défense contre les cyberattaques, s’occupe de ses communications et conseille son président.
 

Une autre Europe était possible

Au lendemain de la chute du Mur de Berlin, différents projets ont été mis de l’avant pour l’établissement de relations démocratiques entre les pays européens. Gorbatchev parlait de « Maison commune européenne », le président François Mitterrand soutenait l’idée d’une Confédération souple des pays européens. Le chancelier Helmut Kohl rêvait d’une Allemagne dénucléarisée; son ministre des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher a proposé la dissolution de l’OTAN et du Pacte de Varsovie. Le président tchécoslovaque Vaclav Havel a demandé le départ de toutes les troupes soviétiques et américaines de l’Europe.

Il y avait, cependant, une voix discordante : celle des États-Unis. Dans son compte-rendu de cette époque, Not One Inch. America, Russia, and the Making of Post-Cold War Stalemate. (Yale University Press, 2021), M. E. Sarotte relate toutes les péripéties de cette saga qui a vu le point de vue de la Maison-Blanche s’imposer. Elle cite un rapport du Pentagone qui énonce ce que sera la politique américaine : le but de la période de l’après-Guerre froide n’est pas de coopérer avec la Russie, mais d’empêcher une superpuissance d’émerger (voir notre dossier en pages 10-11).

Nous voilà donc devant un scénario dont la référence n’est pas la Seconde Guerre mondiale et la lutte contre le fascisme (ukrainien ou poutinien), mais bien la Première Guerre mondiale, c’est-à-dire une lutte pour le partage du monde entre grandes puissances impérialistes. La Russie veut retrouver l’Empire des Tsars. Les États-Unis veulent maintenir leur domination mondiale.
 

Notre tradition pacifiste

La Première Guerre mondiale a débuté par un incident, somme toute, assez banal : l’assassinat à Sarajevo, par un jeune nationaliste serbe, du couple héritier du trône austro-hongrois, le prince François-Ferdinand d'Autriche et son épouse. Par la suite, le jeu des alliances a entraîné toutes les grandes puissances dans une guerre, qui a fait environ dix millions de morts et huit millions d’invalides, soit environ 6 000 morts par jour.

Aujourd’hui, bien malin qui peut prédire la suite des événements. Le risque est grand que le jeu des alliances entraîne le monde, comme en 1914, dans un conflit mondial. Les événements en Ukraine nous donnent un aperçu de la boucherie que cela pourrait devenir.

À nous, indépendantistes et progressistes québécois de renouer avec nos traditions pacifistes. Lors de la Première Guerre mondiale, le Québec s’est opposé avec détermination à la guerre et à la conscription. Des émeutes ont éclaté à Québec et à Montréal. À nous, aujourd’hui, de condamner les marchands de canons, le lobby pétrolier-gazier et ses financiers, de même que les politiciens, éditorialistes, chroniqueurs et autres va-t-en guerre.