L'auteur est avocat constitutionnaliste
Kris Manjapra est un professeur d’histoire à l’Université Tufts aux États-Unis. Son champ d’expertise est l’esclavage britannique dans les Antilles. Son ouvrage intitulé Black Ghost of Empire (Le fantôme noir de l’empire) sera bientôt publié. Il en a donné un avant-goût percutant dans un texte publié dans le Globe and Mail du 2 avril.
Il écrit qu’une grande partie de l’immense fortune de la famille royale britannique provient du transport des esclaves de l’Afrique de l’Ouest jusqu’aux Antilles. Dans cet archipel, l’exploitation de la canne à sucre était alors extrêmement rentable grâce à cette main-d’œuvre gratuite, qui ne coûtait qu’un peu de nourriture qui la gardait à peine en vie dans des conditions d’horreur. Ce crime contre l’humanité a duré deux siècles, du début du 17e siècle au début du 19e. Les pires conditions se trouvaient à la Barbade, ou des fosses communes révèlent que l’espérance de vie dépassait rarement la vingtaine.
Selon le professeur Manjapra, les navires britanniques ont transporté plus de trois millions d’Africains au 18e siècle, beaucoup plus que les navires français, espagnols ou portugais. Ces navires fournissaient non seulement les Antilles britanniques, mais aussi les colonies nord-américaines qui allaient devenir les États-Unis. Après l’indépendance, les planteurs américains allaient acheter des esclaves dans les marchés de la Jamaïque, qui continuaient d’être approvisionnés par les Britanniques.
Contrairement à la Couronne française qui laissait ce commerce à des marchands de Bordeaux et d’autres ports de mer, la traite des esclaves était une entreprise familiale de la Couronne britannique. Cette entreprise a débuté en 1663 alors que la famille royale a voulu profiter directement d’un commerce qui était lucratif depuis déjà plusieurs décennies. Cette année-là, le roi Charles II, dont le père Charles 1er avait été décapité en 1649 dans la brève période pendant laquelle l’Angleterre a été une république, a fondé la Royal African Society et a mis à sa tête son frère James, qui allait à son tour être chassé du trône en 1688. La préférence royale a rapidement imposé cette compagnie. D’autres membres de la famille royale y ont participé.
Malgré un changement de dynastie en 1718 au profit d’une famille d‘origine allemande choisie pour sa religion protestante, seules les formes ont changé. Le nouvelle entreprise familiale s’appelait la South Sea Society. George 1er, son fils George II et son petit-fils George III, dont les armées conquirent le Canada mais perdirent les États-Unis, furent à leur tour des promoteurs de l’esclavage. À partir des années 1760, un mouvement anti-esclavagiste est apparu en Grande-Bretagne. Ceci n’a pas empêché George III, non content de se limiter au transport et à la vente comme ses prédécesseurs, d’autoriser pour la première fois l’achat au nom de l’État de milliers d’esclaves pour servir malgré eux dans l’armée britannique, dans le contexte de la rivalité féroce entre les grandes puissances dans les Antilles après la Conquête de la Nouvelle-France.
À la fin du 18e siècle, la Couronne était l’un des plus grands acheteurs d’esclaves de l’empire britannique. Ces esclaves étaient appelés Negroes of the Crown (les Nègres de la Couronne). Je ne sais pas s’il sera permis d’en parler à l’Université d’Ottawa.
Le Parlement britannique a aboli le commerce transatlantique des esclaves en 1806, mais pas l’esclavage lui-même qui était un droit acquis. La Couronne britannique a été propriétaire d’esclaves dans ses colonies jusqu’en 1831. Le dernier roi à favoriser ouvertement l’esclavage a été William IV, qui a été aussi le dernier roi britannique à détenir un pouvoir politique. Ses six frères l’ont appuyé.
L’esclavage a été aboli en 1834 au Canada, ou il sévissait surtout dans les fermes de la péninsule du Niagara. Il était plus facile de l’abolir ici dans un premier temps, parce que la résistance du roi et les enjeux économiques étaient moins importants. La mort de William IV en 1837 a permis de présenter l’abolition de l’esclavage dans les Antilles comme un cadeau offert à sa nièce Victoria pour son couronnement l’année suivante dans l’innocence de ses 19 ans.
Une somme de 20 millions de livres britanniques a été votée par le Parlement de Londres pour compenser les propriétaires inhumains pour la perte de leur actif humain. Cette somme équivaudrait à 300 milliards de livres aujourd’hui, ou près de 500 milliards$ US, ou plus de 600 milliards$ CAN. Inutile de dire que les esclaves n’ont rien reçu, mais qu’on n’a pas oublié de leur dire de rendre grâce à la reine. Nombre de grandes familles britanniques qui vivent dans la richesse et les honneurs profitent toujours de cette manne criminelle, et des intérêts et investissements qui en découlent. Elles se souviennent peut-être vaguement que les ancêtres dont elles ont hérité avaient été monstrueux.
Sous le très long règne de la reine Victoria, un régime colonial strict fondé sur le racisme et l’exploitation économique continue fut mis en place dans les Antilles britanniques comme ailleurs. La majorité des habitants de ces îles n’a pas obtenu le droit de vote avant l’arrivée au trône d’Élizabeth II. L’indépendance fut accordée à partir de 1962 sans aucune compensation financière pour des siècles d’oppression. Il n’y eut depuis ce temps aucun investissement britannique à long terme dans le développement industriel, dans l’infrastructure, la santé ou l’éducation.
Il n’est donc pas surprenant que le débat sur l’abolition de la monarchie prenne une dimension particulière dans cette partie du monde. Il ramène à la surface un profond ressentiment. Il est probable qu’une demi-douzaine d’anciennes colonies britanniques passeront à la république simultanément en ajoutant une demande formelle de réparations historiques.
Tous les empires coloniaux dans les Amériques ont été esclavagistes. L’esclavage fut pratiqué à petite échelle entre peuples autochtones, au Canada et dans les mères-patries européennes, ce qui a isolé notre conscience historique de l’ampleur de ce phénomène. Il est probable que les navires français qui apportaient des produits antillais à Québec au 18e siècle, tels que le sucre, le rhum ou la mélasse, avaient aussi servi à transporter des esclaves vers les Antilles françaises.
L’esclavage à grande échelle a financé la conquête de la Nouvelle-France. La monarchie qui est la nôtre en a fait une industrie sans pareille qui se trouvait au cœur du commerce, de l’économie et de la grande richesse de l’empire britannique triomphant. Les capitaux britanniques qui ont contribué massivement au développement des ressources naturelles du Canada et du Québec ont été créés avec du sang africain.
Si nous n’abolissons pas bientôt la monarchie, nos prochains rois s’appelleront Charles III et William V. Leurs prénoms funestes auront une mauvaise odeur.