Un jovialisme sans nuances

2022/04/20 | Par Frédéric Lacroix

« Pour en finir avec le déclin de la langue française » titrait l’Actualité du 9 avril 2022 dans un article signé par Jean-Benoît Nadeau. Celui-ci fait depuis longtemps commerce d’optimisme en ce qui concerne le français et multiplie les articles nous annonçant des « bonnes nouvelles ». C’est une stratégie qui, bien sûr, dans un monde rongé par la sinistrose, permet à M. Nadeau de se démarquer et elle n’est pas, en soi, dénuée d’intérêt. Il est vrai, par exemple, que tout ne va pas si mal pour le français dans le monde, que son essor en Afrique, par exemple, est intéressant. Mais il faudrait éviter, de façon générale, de confondre la situation du français au Québec avec celle du français en Afrique.

Ainsi, « le français n’est pas menacé au Québec » écrit Nadeau et les « transferts linguistiques des immigrants vers le français sont beaucoup plus élevés qu’on ne le croit ». Qui dit cela? Calvin Veltman, un professeur retraité de l’UQAM.

L’étude de Veltman, qui prétend que les transferts linguistiques des immigrants iraient à 75% vers le français au Québec (et non pas 53% comme le prétend l’OQLF ou Statistique Canada), remet en cause, pour Nadeau, plusieurs a priori du projet de loi 96, à commencer par la « théorie » du déclin du français. A propos de cette « théorie » du déclin, Nadeau écrit : « quand je vois toute la classe journalistique et politique gober leur alarmisme sans nuances, je suis pris de vertige ». Et il renchérit: « Je me dis alors qu’il y a de l’espoir, tant pour le Québec que pour le bon sens. » Affirmer que le français serait en déclin au Québec, selon Nadeau, contredirait le « bon sens ».

On ne saurait trouver meilleur exemple du « biais de confirmation », c’est-à-dire du « biais cognitif qui consiste à privilégier les informations confirmant ses idées préconçues », un phénomène bien connu en science et qui touche tous les êtres humains à des degrés divers.  Les biais de confirmation contribuent ainsi à « l’excès de confiance » et peuvent conduire à « des décisions désastreuses dans certains contextes organisationnels, militaires, politiques ou sociaux ».

Il y a plusieurs façons de réfuter les idées avancées par Veltman et reprises par Nadeau.

Premièrement : le plancher pour atteindre l’équilibre linguistique et maintenir à terme le poids démographique des francophones, c’est 90% des transferts des allophones vers le français (et aucune assimilation des francophones). Ainsi, même à 75% (et non 53%), c’est trop bas; le français reculera inéluctablement. Il est donc étrange de prétendre, comme le fait Nadeau, qu’il n’y aurait pas de déclin du français alors que les chiffres mêmes de Veltman nous y conduisent mathématiquement.

Deuxièmement : Les données mêmes de Veltman indiquent que …. Le français recule et que l’anglais avance! Par exemple, voici ses données pour le poids démographique des francophones selon la langue parlée à la maison, tirées de son étude intitulée « Lecture sociolinguistique du recensement canadien : succès inespéré de la Loi 101 » (tableau 1).

Figure 1

On peut noter d’abord la très grande variabilité des données due au fait que Veltman amalgame les réponses à la question sur « la langue parlée le plus souvent à la maison » avec celle sur « la ou les langues parlées régulièrement à la maison » des recensements, tout en ne tenant pas compte des ruptures importantes de comparabilité induites par les changements de questionnaires (à noter le bond pour 2001, par exemple). A noter aussi, qu’après le brusque et inexplicable saut de 1996 à 2001, le français décroit sans arrêt sur la période 2001-2016.

Ce déclin sur 2001-2016 correspond au comportement décrit dans Pourquoi la loi 101 est un échec (ce « livret » faisant « la promotion de l’idéologie du déclin du français », selon Veltman) où j’affirme qu’une « nouvelle dynamique linguistique » s’est mise en place depuis 2001, soit depuis la fin du départ en masse des anglophones sur la période 1960-1995. Ces départs, en effet, expliquent la hausse du poids démographique des francophones au Québec jusque dans les années 90, cette « francisation » n’étant pas un effet attribuable à la francisation des allophones (donc à la Charte de la langue française) mais au départ en masse des anglophones. Cette francisation par défaut s’est arrêtée au tournant des années 2000 avec la fin des départs en surnombre des anglophones et la hausse des seuils d’immigration.

Voyons maintenant le comportement pour l’anglais (figure 2).

Figure 2

On note qu’après avoir chuté sur la période 1971-1996, l’anglais remonte sur la période 1996-2016!

Cependant, aux figures 1 et 2, l’on peut constater que le français recule et l’anglais avance sur la période 1996-2016.

Les données mêmes de Veltman infirment la conclusion que lui («il est temps que nous cessions de vivre dans la crainte de la mer anglophone qui nous entoure ») et Nadeau en tirent (« il n’y a pas de déclin du français »)!

La troisième façon de réfuter les idées de Veltman consiste à vérifier leur degré d’accord avec la réalité. Il faut savoir que Veltman est un chercheur qui affirme, depuis des décennies, que le français va bien. Chaque nouveau recensement ne semble en rien entamer son enthousiasme à cet effet. Veltman écrivait déjà, par exemple, que « La guerre linguistique est finie : le français a gagné ! » dans la Presse du 23 octobre 1999 (cité ici).

Veltman met de l’avant une « approche sociolinguistique » des transferts linguistiques qui repose sur la question 8 b) du recensement, soit la réponse à la question « Cette personne parle-t-elle régulièrement d’autres langues à la maison »? (on trouve le questionnaire pour 2016 ici). Notons que le qualificatif « régulièrement » n’est pas défini, ni le contexte dans lequel ces langues sont utilisées. S’agit-il d’une fois par jour, d’une fois par mois, d’une fois aux six mois? On ne le sait pas. S’agit-il d’une langue utilisée dans un contexte scolaire (par un enfant pour les devoirs par exemple), d’une langue utilisée pour répondre au livreur de colis ou dans un contexte social avec des amis? On ne le sait pas non plus. Le moins qu’un puisse dire, c’est que cet indicateur n’est pas robuste. Il me semble qu’un tel indicateur, aussi imprécis, ne nous permette pas de trancher entre « l’usage » d’une langue, qui reflèterait une orientation linguistique de l’immigrant en faveur du français, et sa simple « connaissance », qui n’annoncerait pas un transfert linguistique futur vers celui-ci.

Du reste, si les allophones se francisaient dans des proportions aussi élevées que le prétend Veltman, il reste à expliquer pourquoi la majorité des allophones de Montréal, francisés à 66% selon lui, s’inscrivaient en majorité (50,2%) dans les cégeps anglais une fois les clauses scolaires de la Charte prenant fin en secondaire 5. Il semble que si les allophones scolarisés en français ont bien une « connaissance du français », la majorité d’entre eux (à Montréal) a encore une « préférence » pour l’anglais et que cette préférence pèse sur leur orientation linguistique.

Du reste, cette « approche sociolinguistique » est mise de l’avant par Veltman depuis des décennies. On trouve, par exemple, le témoignage de celui-ci lors de la « Consultation générale sur l’impact des tendances démographiques actuelles sur l’avenir du Québec comme société distincte » tenue par l’Assemblée nationale du Québec le 7 février 1985. Veltman affirmait déjà, usant de son « approche sociolinguistique » que le Conseil de la langue française et Statistique Canada se trompaient en affirmant que la force d’attraction de l’anglais comme langue d’usage demeurait supérieure à celle du français au Québec. Huit petites années s’étaient écoulées depuis l’adoption de la loi 101, mais selon lui, on mesurait déjà des effets importants de cette loi sur l’orientation linguistique des allophones.

Il affirmait également qu’on « commencera à voir les résultats de l’évolution en cours (soit l’adoption massif du français par les allophones) lors du recensement de 2001 ». Manque de chance : le recensement de 2001 est plutôt celui qui marque de façon indubitable le début de la « nouvelle dynamique linguistique » qui est une dynamique de déclin du français (Pourquoi la loi 101 est un échec, p. 65).

Veltman affirme également qu’en 2001, la communauté anglophone du Québec ne comptera plus que 300 000 personnes. Or, au recensement de 2001, elle en comptait presque le double selon la langue maternelle (591 379 personnes) et deux fois et demi (746 895 personnes) en termes de langue d’usage (ou langue parlée le plus souvent à la maison). Et de 2001 à 2016, ce nombre a augmenté de 65 702 selon la langue maternelle et de 119 953 selon la langue d’usage.

Lors de son témoignage de 1985, la conclusion de Veltman était la suivante : « Motivés par le choix scolaire imposé par la loi 101, par la nécessité de parler le français pour pouvoir travailler au Québec et par le poids sans cesse croissant du groupe francophone, les immigrants s’intègrent d’ores et déjà au groupe francophone. Ce processus d’intégration au groupe francophone s’accentuera à mesure que le groupe anglophone diminuera en importance… De plus, les immigrants s’orienteront de plus en plus vers les groupes francophones, privant ainsi le groupe anglophone des transferts linguistiques si nécessaires à son maintien. C’est ce qui a maintenu le groupe anglophone dans le passé. »

Les prédictions de Veltman ne se sont pas avérées. Il se trompait déjà lourdement en 1985. Aujourd’hui il avance les mêmes arguments pour répéter, comme toujours, que « tout va bien aller ». Il est malheureux que certains dans la classe journalistique gobent ce jovialisme sans nuances.

Pour avoir écouté depuis trop longtemps les Candides qui prétendent que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes », les Québécois paient actuellement le prix fort alors que le français se voie de plus en plus expulsé, symboliquement et pratiquement, de la métropole du Québec.

Nier le déclin du français au Québec, voilà une politique que nous appliquons collectivement depuis au moins vingt ans (quarante ans?) et qui, dans la région de Montréal, a conduit au désastre. Il s’agit maintenant de regarder la réalité en face, car « il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités » (de Gaulle). Or, nous avons besoin, de façon urgente, d’une politique linguistique qui vaille.