Solidaire, mais de qui au juste ?

2022/05/06 | Par Nadia El-Mabrouk

Nadia El-Mabrouk est professeure et autrice
 

Alors que la laïcité, la défense des droits des femmes, la non-discrimination sur une base ethnique ou raciale, sont des aspirations traditionnellement portées par les partis se situant à gauche de l’échiquier politique, de nos jours au Québec et au Canada, ce sont des voix s’affichant anti-racistes, progressistes et « éveillées » qui condamnent la loi 21, ramènent toute critique de l’islam à de l’islamophobie, défendent le « droit des femmes à se voiler », et prônent des mesures d‘embauche sur une base raciale.

Éveil, bienveillance, solidarité? Ce ne sont certainement pas les mots qui me viennent à l’esprit après avoir lu Au nom des femmes, une traduction du livre de Sara R. Farris, paru récemment aux éditions M. Ce livre dégage un sentiment profond de mépris à l’égard de l’Occident et notamment de « l’homme blanc ». Je m’y attarde car il offre un condensé du discours porté par les partisans de la théorie du « racisme systémique » qui oriente les politiques EDI (Égalité, Diversité et Inclusion) ou celles dédiées à la lutte aux discours haineux et à l’islamophobie du gouvernement Trudeau.

La question centrale du livre est de comprendre pourquoi et comment la thématique de l’égalité des sexes et du droit des femmes a été instrumentalisée par des partis d’extrême droite pour justifier des politiques xénophobes. Le sujet mérite d’être traité. Il est vrai que des partis comme le Front national en France ou celui de Silvio Berlusconi en Italie (dont parle le livre) n’ont semblé s’intéresser à la laïcité et aux droits des femmes que lorsqu’il s’agissait d’imposer des restrictions aux pratiques relatives à l’islam (notons que l’inverse est également vrai et que bien des partis « de gauche » ne semblent, eux, prêts à défendre la laïcité que lorsqu’elle ne touche que les chrétiens). Le problème c’est que pratiquement toutes les politiques européennes en matière d’immigration et d’intégration semblent se ranger, selon l’autrice, sous le vocable de politiques « nationalistes, néolibérales et racistes ». Il en va des politiques d’intégration plaçant l’égalité des sexes en tête de liste des valeurs les plus importantes que les migrants doivent connaitre. Cela représenterait du «fémonationalisme», un mot inventé par l’autrice pour décrire l’instrumentalisation des droits des femmes à des fins islamophobes et xénophobes. Il en va également des politiques d’immigration en France et aux Pays-Bas exigeant des connaissances de base de la langue, de la culture et des valeurs du pays d’accueil, et bien sûr de la loi française sur la laïcité à l’école qui serait « d’essence raciste remontant à l’héritage colonial de la France ». Rappelons tout de même que ce sont des jeunes filles musulmanes qui ont fait pencher la Commission Stasi en faveur de l’interdiction du voile à l’école, ces jeunes filles faisant valoir que sinon, elles seraient contraintes par leurs familles à le porter.

Même les initiatives les plus légitimes d’intégration à l’emploi ou d’insertion sociale visant à ce que les femmes immigrantes participent à la vie publique et soient plus conscientes de leurs droits seraient, selon l’autrice, en convergence avec des politiques nationalistes, colonialistes et xénophobes.
 

Aveuglement volontaire

Quelles solutions alternatives sont alors proposées? Aucune. Toute initiative d’aide à l’intégration des femmes serait une forme de suprémacisme du «groupe racial dominant» réduisant les musulmanes à des victimes d’une culture inférieure. D’ailleurs comment aider lorsque l’on ne reconnait plus aucune valeur comme universelle et que l’égalité des sexes et l’émancipation des femmes ne trouvent aucune définition digne de satisfaire les partisans d’un relativisme culturel dévoyé? Et les aider pourquoi alors que le sexisme islamiste ne semble relever que d’un imaginaire occidental malade nourri de suprémacisme et de peur de l’Autre?

L’aveuglement de l’autrice face aux conditions des femmes soumises aux lois islamiques et son manque de sensibilité envers les femmes victimes de pratiques religieuses fondamentalistes est stupéfiant. Comment peut-on ignorer la réalité au point de parler de « prétendu exposition des femmes musulmanes à la misogynie et à la violence de genre » ? Les mesures pour contrer les mutilations génitales, les crimes d’honneur, le port forcé du voile et les mariages arrangés ne seraient que des prétextes trouvés par les Occidentaux pour stigmatiser les musulmans.

Le mépris est total lorsqu’elle accuse d’islamophobie les musulmanes qui s’expriment contre l’oppression dont elles ont elles-mêmes été victimes. Ayaan Hirshi Ali, une réfugiée d’origine somalienne qui s’est battue comme députée au Pays-Bas contre l’excision et les mariages forcés et qui a été menacée de mort pour avoir écrit un court métrage invoquant des passages misogynes du Coran (réalisé par Théo Van Gogh lui-même assassiné), est présentée comme une «politicienne islamophobe autoproclamée féministe». D’autres politiciennes ou féministes d’origine musulmane sont visées, comme la socialiste Najat Vallaud-Belkacem favorable à l’interdiction des signes religieux dans les crèches, Fadela Amara mettant en lumière la situation de vulnérabilité des filles musulmanes dans les banlieues françaises ou Chaddortt Djavann une exilée iranienne qui dénonce le voilement des femmes comme une atteinte à leur dignité. Ces musulmanes laïques seraient toutes coupables d’alimenter l’islamophobie et le racisme, accusées de véhiculer des discours « anti-islam » alors que la plupart d’entre elles ne dénoncent pas l’islam mais l’intégrisme religieux qu’elles ont fui. Or, cet intégrisme islamiste ne représenterait, selon cette lecture simpliste, rien qui mériterait qu’on s’y attarde.

Empêcher les musulmanes de dénoncer leurs agresseurs de peur d’« alimenter le racisme », considérer les droits humains universels comme des valeurs exclusivement occidentales, ne reconnaitre aucune aptitude de modernisation aux musulmans, assigner l’« Autre » à une identité close sur elle-même, n’est-ce pas cela le racisme? Un racisme découlant notamment d’une ignorance abyssale du monde arabe et des tensions qui existent au sein même des pays musulmans entre forces conservatrices qui poussent vers un fondamentalisme religieux toujours plus radical, et forces progressistes et laïques, généralement de gauche, qui prônent l’égalité des femmes et leur émancipation.

Mais comprendre les dynamiques qui façonnent les sociétés musulmanes ne semble pas à l’ordre du jour. Ce qui compte c’est d’analyser l’imaginaire malade de l’Occidental à qui l’on ne reconnait aucune aptitude à une empathie sincère, n’étant animé que par des intérêts économiques et par la peur de l’Autre. Alors qu’est-ce qui expliquerait cette volonté de protéger les femmes musulmanes de leur culture patriarcale? Là encore, l’analyse de l’autrice est sans ambages : c’est le racisme. Un racisme opérant « simultanément par exclusion de l’homme et inclusion de l’Autre féminin ». Ce « double standard raciste » ou « racisme sexué » s’expliquerait par « le désir de dominer l’Autre par le fantasme de possession du corps de la femme racisée et de l’humiliation sexuelle de l’homme racisé. » Rien de moins!

Voici donc la vision paranoïaque de l’Occident qui anime nos influenceuses et influenceurs « éclairés » et qui orientent les politiques gouvernementales en matière d’égalité, de diversité et d’inclusion. Une vision qui n’offre aucune solution à part celle de rééduquer « l’homme blanc ». Combien de temps cette rééducation devra-t-elle durer?

Et si, plutôt que de chercher un coupable, la gauche revenait aux valeurs qui l’ont caractérisées de tout temps, soient celles de solidarité et de fraternité entre les peuples, basées sur la reconnaissance de droits humains universels?