Pour son premier recueil de nouvelles, Bernard Émond aurait pu reprendre le titre de son livre d’entretiens avec Simon Galiero : La perte et le lien. Ses Quatre histoires de famille (Leméac) ne détonnent pas de son œuvre de cinéaste, mais elles sont peut-être le reflet d’un homme plus serein. Les thèmes sont les mêmes, mais le ton diffère un peu.
Dans ses films comme dans ses nouvelles, Émond aime ses personnages : des désœuvrés, des mécréants, des écorchés vifs. Il aime la « décence ordinaire » de Georges Orwell, la « petite bonté », comme il dit, de ces gens qui passent sous le radar des médias. Mais, comme il l’a lui-même écrit, « il y a trop d’images » et de bruits ambiants qui déforment nos perceptions. Le silence permet de mieux voir.
La vie, disait-il en entrevue à la radio en paraphrasant Romain Gary, n’est pas ailleurs. Elle est ici, maintenant. Elle est dans le visage de cette vieille femme qui passe devant soi. Elle est dans le cancéreux qui vit malgré tout. Elle est dans tout ce qui a de l’importance et qui échappe donc à l’air du temps. La vie n’est rien d’autre que ce nous acceptons de voir et de vivre. C’est tout ça, l’œuvre d’Émond. Et tellement plus.
On aime le présenter comme un cinéaste « difficile », comme un rabat-joie. Et pourtant il ne m’est jamais apparu comme tel. Au contraire, lorsqu’on le lit, lorsqu’on l’entend, le mot « beauté » se trouve à chaque détour de phrases. Il parle abondamment du bonheur, de la compassion, de l’empathie, du lien.
Accents tchékhoviens
Dans ses quatre nouvelles aux accents tchékhoviens, Émond s’avère un vrai bon écrivain, ce qui n’est pas gagné d’avance. Nombreux sont les artistes qui réalisent – ou ne réalisent pas et nous le font subir – que le médium qu’ils utilisent pour leurs œuvres n’est pas neutre et que leur univers ne se transpose pas aisément. Rien de tel chez Émond. Si, lorsque l’on connait bien ses films, on peut parfois se faire une image cinématographique de certains passages de ses récits, sa prose se vaut en elle-même.
Et s’il utilise, comme dans son cinéma, une narration et une technique minimalistes, ses nouvelles ne sont pas qu’un appendice de ses films. La langue n’est certes pas pauvre, mais elle n’est pas riche non plus, à l’image de la simplicité des personnages qui vivent des aventures normales. Il y a donc une vraie unité à son œuvre, signe d’un regard artistique fort.
Émond aime aussi profondément le Québec, celui hors de Montréal, celui où « le pays et les gens s’accord[ent] », celui qu’on ne voit que si rarement en dehors de quelques clichés sur le tourisme et le « ressourcement en nature » de citadins qui s’ennuient. Il capte les paysages comme peu savent le faire. C’est d’ailleurs cette attention, ce souci du détail, ce souci du regard, que l’on retrouve dans ses nouvelles. La question de la filiation, au cœur de son œuvre, revient, elle aussi.
C’est pourquoi Émond interroge de vieilles idées, de vieilles valeurs, comme la foi, en mécréant. Il sillonne le silence qui permet une meilleure attention au monde et l’écoute de la nature. Dans La femme de Mathieu, le narrateur explique : « Chaque année, Mathieu accueillait l’hiver avec joie. Il aimait le froid vif, la lumière du fleuve, la blancheur crue des champs, la qualité particulière du silence et de la solitude, la splendeur des nuits étoilées. »
Des déracinés
Comme un prolongement naturel de son obsession pour la filiation et « la petite bonté », Émond s’intéresse aussi, une fois de plus, au vieux fonds canadien-français de notre culture et à notre (in)volonté de poursuivre notre destin collectif. Ses personnages sont des déracinés, comme les Québécois. Dans chaque nouvelle, il y a quelqu’un qui a quitté le Québec, comme s’il était impossible d’y vivre. Si le politique n’est jamais évoqué, on pourrait dire qu’il est en filigrane des nouvelles.
On retrouve aussi son regard fin d’anthropologue dans lequel il glisse des digressions rapides qui ajoutent à la consistance du récit, par quelques mots, comme dans ce passage : « Son épouse, une Chinoise qu’il avait connue à Vancouver où ils avaient été collègues, avait d’ailleurs conçu une aversion pour le Québec, qu’elle ne connaissait pas. » En une formule, on comprend bien l'intolérance gratuite de ces Canadiens et de leur supposée pureté de multiculturalistes canadiens.
Plusieurs de ses personnages parlent anglais, et Émond a choisi d’écrire leurs dialogues dans cette langue, puis de les traduire en fin de recueil. Ce simple procédé montre toute note aliénation : se traduire soi-même. Dans la plupart des cas, on ne sent même pas un ton de reproche, de dénonciation. L’anglais est là, point final, et le Québec se consume, comme pour ce personnage dans Le fils de Doria, qui « se sent chez lui » dans un village franco-ontarien.
S’il y a bien le personnage de Charles, dans la nouvelle Le grand-père de Zhu, qui râle contre sa petite-fille qui ne parle pas français et son fils qui le perd par désintérêt, les autres personnages vivent la perte d’un pan de notre identité comme allant de soi. Ce qui se vit n’est pas un drame. C’est de l’ordre de l’évidence, de l’acceptation, de l’inéluctable. Je dirais même : c’est un non-événement qui se produit sans eux, hors d’eux, à leur insu, hors de leur conscience.
Mais, il ne faut pas conclure qu’Émond accepte cette démission. Il termine son recueil ainsi : « ‘’La famille a fini. Bon débarras !’’, se dit Charles. Ses sœurs n’avaient pas eu d’enfant, et il se sentait si peu le père de Jérôme. Pourtant, un vague regret le tenaillait. Son fils était un étranger qui estropiait le français et sa petite-fille ne parlait pas un mot de sa langue. Quelque chose s’achevait. Il pensa aux vieux mots qu’affectionnait Paule, et qui avaient duré pendant des siècles. Tout cela était fini. Il n’y aurait personne pour l’enterrer. Charles se rendormit. »
La tentation de la désespérance
Ce mélange entre l’abnégation et le refus caractérise bien le Québec d’aujourd’hui. Il n’en demeure pas moins qu’Émond conclut, contre toute espérance, pourrait-il dire, sur une résistance. À sa petite fille qui lui apprend que son vol aura du retard alors qu’il va la chercher à l’aéroport, Charles texte, en anglais : « Will be waiting at the terminal », avant d’ajouter, en français : « Ton grand-père, Charles ». Comme si quelque chose en lui refusait de mourir.
Les familles d’Émond, c’est aussi la famille québécoise en train de disparaître dans l’indifférence. Ce n’est qu’une autre déclinaison de ce qu’il s’échine à montrer dans son œuvre cinématographique et dans ses écrits. Le vieux fonds canadien-français meurt et l’âme du Québec le suit dans la tombe, amenant notre combativité avec elle. Un peuple peut survivre à plusieurs siècles d’oppression et de défaites, a-t-il souvent dit, mais pas à son propre désintérêt.
« Et le facile et la pente est de désespérer et c’est la grande tentation », a écrit Charles Péguy, cité dans La sœur de Françoise. Le Québec peut-il encore refuser cette tentation ? C’est ce qu’Émond demande et nous sommes nombreux à chercher la réponse. « La mort ne fauche pas, elle cueille », écrit-il sur la pierre tombale de l’un de ses personnages. Lorsqu’on lève la garde, la fin vient plus vite et de façon plus inattendue qu’on le croit.
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