Le Patriarcat en plein cœur

2022/05/13 | Par Olivier Dumas

Sans concession, France Théoret fait une fois de plus l’impitoyable procès du patriarcat, d’où le titre de l’un de ses plus autobiographiques et saisissants ouvrages. 

Avec plaisir, je fréquente l’écriture de France Théoret depuis 2007, encouragé par les bons mots d’Andrée Ferretti. Patriarcat (Leméac, 2021) constitue l’une de ses réussites les plus singulières. La brièveté (une centaine de pages constituées de courts fragments) accentue davantage la cruauté du propos. Or, malgré le ton sombre et l’écriture chirurgicale reconnaissable, se dégagent quelques notes d’espoir plus perceptibles que dans ses réalisations antérieures. Par ailleurs, mentionnons la collaboration de Claire Aubin, première lectrice de l’écrivaine, qui intègre au texte cinq dessins numériques en noir et blanc. Précédemment dans La Zone grise (Pleine Lune, 2013), nous y retrouvions des illustrations de quelques-unes de ses superbes sculptures et dessins.  

« Saint-C. – lieudit – l’enfermement à ciel ouvert », lisait-on dans l’un des poèmes de la troisième partie cette La Zone grise. Encore ici, ce village, loin de toute civilisation réelle de la fin des années 1950 (un diminutif de Saint-Colomban), devient le lieu autant physique que psychique pour disséquer les rouages du patriarcat.

Le plus récent écrit s’inscrit dans la veine la plus autobiographique de son œuvre qui comprend plus d’une trentaine de livres, parmi lesquels des recueils de poésie – Nécessairement putain, Cruauté du jeu – des romans, de brillants essais (Écrits au noi). La narratrice de l’histoire de Patriarcat (dont le prénom ne nous est jamais dévoilé ici) est apparue pour la première dans le roman Une belle éducation (Boréal, 2006), alors sous les traits d’Évelyne, et revient dans Hôtel des quatre chemins (Pleine Lune, 2011) et dans la deuxième partie de La Zone grise (La Pleine Lune). Non chronologiques, les récits s’amorcent sur les premières années de l’héroïne dans le quartier Saint-Henri à Montréal, avant le départ précipité en janvier 1958 de la famille à Saint-C. (pour Saint-Colomban). Ruiné, sans logement et nourriture, le père achète l’hôtel d’un village « quasi inexistant ». Le patriarche fait régner sa loi implacable. Tout désir de connaissance se retrouve condamné. La mère, complice de son époux, ne se moque-t-elle pas cruellement de sa fille dans une scène d’Hôtel quatre chemins avec l’expression « tirer du grand »?  

Au printemps 2021, France Théoret revenait sur son parcours, autant littéraire que personnel, dans La Forêt des signes. Elle y parle pour la première fois explicitement de son père, Roger qui, après de nombreuses faillites dans la métropole, traîne sa famille à la campagne. Auparavant, la figure paternelle se nommait Rémi. Désormais, c’est sous le patronyme de Roger que doit obéir le clan. Preuve tangible de sa domination, les autres personnages restent anonymes, sauf une tante du côté maternel, désignée par la lettre L. Dans les livres antérieurs, la mère portait le nom d’Éva. Ici, le patriarcat l’a relégué à l’arrière-plan, uniquement comme « la femme de Roger ».  

Féministe reconnue, notamment pour avoir cofondé la revue Les Têtes de pioche dans les années 1970 au Québec, France Théoret a dévoilé au fil du temps ses affinités avec des intellectuelles comme Simone de Beauvoir, Kate Millett (La Politique de mâle), sans oublier Louky Bersianik (recueil d’entretiens L’écriture, c’est les cris et une novella dans Va et nous venge). Elle cite une phrase marquante de Valerie Solanas (1936-1988), féministe radicale états-unienne : «vivre dans cette société, c’est au mieux y mourir d’ennui», que l’on retrouve dans les premières lignes de son pamphlet SCUM Manifesto. Théoret a-t-elle choisi ici intuitivement Patriarcat ? « Oui. Le mot apparait dans le texte et il me paraissait important de l’exposer. On a voulu me couper la parole (tout comme la narratrice). Le patriarcat rêve d’interdire la parole des femmes. » 

L’écrivaine, pour qui chaque mot a été gagné durement, a aussi volontairement donné le nom de Roger pour établir une filiation. « Dès la première page, le père distribue les rôles. Il accorde à son épouse le droit d’éduquer à sa façon. » Ce dernier aimerait que ses filles se marient vers l’âge de 14-15 ans. « Ce sera un cadeau qui ne coutera pas cher, qui rapportera gros. Bientôt, nous aurons moins de bouche à nourrir... » Dans le prologue, Théoret s’est amusée à concevoir ce monde de prédation comme un conte baignant dans une nature peu aimante. «J’ai pensé au Petit Poucet où des parents pauvres abandonnent leurs enfants, incapable de les nourrir et de subvenir à leurs besoins, dans la forêt pour les égarer.» 

Le roman se distingue d’Une belle éducation ou d’Hôtel des quatre chemins («où j’abordais davantage mon désir de connaissance») par une présence plus assumée des rencontres amoureuses (notamment la description de la perte de virginité), souvent décevantes et « sans réelles significations. C’est une critique de l’amour hétérosexuel, loin de la vision romantique. Le traitement exige un langage froid (‘‘dépucelage’’, ‘‘le campagnard’’), car le projet du père vise à trouver des maris ». D’ailleurs, ne dit-il pas à sa femme son plaisir à voir les gars passer, défiler sous leurs yeux. Théoret évoque le philosophe Michel Foucault (Surveiller et punir), car les filles sont traquées dans leurs faits et gestes. La narratrice doit même rompre avec l’un des gars « en raison des commérages ». 

Le mariage demeure l’une des institutions patriarcales. Les jeunes femmes enceintes devaient réaliser un « mariage obligé » ou se cacher dans un couvent de religieuse comme l’expose Patriarcat. Le respect des coutumes rétrogrades se retrouve notamment dans une scène humiliante où la narratrice doit danser sur ses bas, « une tradition canadienne-française du 19e siècle dans les villages ». Lorsqu’une sœur plus jeune se mariait avant l’ainée, cette dernière devait enlever ses souliers et effectuer une danse à même le sol.

Pour l’héroïne, urbaine déracinée, les rencontres avec sa tante L., une célibataire de 55 ans qui occupe deux emplois, aiguisent son désir de liberté et d’indépendance. Cette parente, France Théoret nous l’avait présentée précédemment dans son texte « Éloge de la mémoire des femmes » paru en 1988 dans l’essai collectif La Théorie un dimanche. Elle apparait pour la première fois dans son univers fictionnel. Même si elle demeure peu présente, son écoute attentive (« elle ne s’est pas moquée, n’a été négative d’aucune façon ») apporte quelques esquisses d’une sororité qui permettront à cette fille résiliente de construire son désir d’émancipation. Et d’amorcer la cassure avec ce patriarcat mortifère, et ainsi en rire « pour éviter, pour refuser toute dénégation ».