Small is beautiful: un antidote à la démesure

2022/05/20 | Par Clément Fontaine

L’auteur est journaliste indépendant et membre du Regroupement Des Universitaires
 

DES UNIVERSITAIRES / Dans un monde ébranlé par les catastrophes sanitaires et environnementales, le besoin de se reconnecter à des valeurs fondamentales implique un rapprochement avec la nature. Ce réflexe salutaire renoue avec des idéaux qui animaient l'aile la plus progressiste de la société occidentale un demi-siècle auparavant. Tiendrons-nous cette fois nos bonnes résolutions?

Le slogan Small is beautiful est tiré d'un recueil d'essais de l'économiste britannique Ernst Friedrich Schumacher publié en 1973, et traduit en français sous le même titre suivi de la mention Une société à la mesure de l'homme. Cette thèse s'appuie sur l'idée que la nature doit être traitée comme un capital et non une marchandise. Tout projet de développement doit par conséquent se faire dans le respect de l'intégrité environnementale. L'auteur parle de développement soutenable (sustainable development) pour le milieu naturel et ceux qui l'habitent. Le traducteur français a malencontreusement opté pour l'expression développement durable, qui n'est pas aussi explicite.

Schumacher privilégiait la production à partir des matières premières locales de biens destinés au marché domestique. Ce visionnaire se méfiait de la tendance des grandes entreprises à délocaliser les moyens de production afin de maximiser leurs profits, un phénomène alors en émergence. Il constate que l'homme est, tout autant que le reste de la création, soumis aux lois de l'univers: « Il n'y a pas la moindre chance de ralentir le rythme d'épuisement des ressources ou d'introduire l'harmonie dans les relations entre ceux qui possèdent richesse et pouvoir et ceux qui ne les possèdent pas, tant que n'aura pas surgi, quelque part dans le monde, l'idée qu'un peu c'est bien, et que trop c'est trop. »
 

Une embellie passagère

Notre économiste semblait avoir été entendu partout sur la planète à la faveur d'un premier choc pétrolier survenu en 1973. Dans la foulée de l'Europe, traditionnellement moins gourmande en énergie, Détroit s'est mis à fabriquer des voitures beaucoup plus compactes que celles auxquelles les Américains étaient habitués. Le Canada a suivi la tendance avec une prédilection pour les marques japonaises.

Manifestement inspiré du mouvement culturel Black is beautiful des années 1960, Small is beautiful s'inscrivait aussi dans la foulée du mouvement hippie qui remettait en question les valeurs conservatrices et capitalistiques de la société anglo-saxonne.

Puis le prix de l'essence est redevenu abordable. Wall Street a repris de la vigueur et les élites financières ont décrété que la voie était libre pour une croissance tous azimuts, gage de prospérité pour tous. Les envolées outre-mer en classes affaires et touristique sont devenues monnaie courante et le secteur industriel a fait de la mondialisation-délocalisation son nouveau credo. Seuls quelques esprits chagrins s'inquiétaient encore du fait que les contrées asiatiques mandatées pour fabriquer à bas prix la majeure partie des biens de consommation occidentaux carburaient au charbon, faute de mieux.

Les multinationales du pétrole juraient que leur essence, débarrassée du plomb, ne constituait plus une menace pour l'environnement, de la même façon que les multinationales du tabac prétendaient que leurs cigarettes légères, à teneur réduite en nicotine, ne nuisaient pas à la santé.

Si l'essence avec plomb a effectivement cessé d'être vendue dans les pays développés dans les années 1970, elle a continué de sévir jusqu'en 2021 dans les pays pauvres, causant des millions de morts et de maladies dégénératives.

Mais surtout, le géant Exxon a longtemps nié et combattu l'idée que ses produits générateurs de CO2 risquaient de devenir la principale cause du réchauffement climatique. Tenues secrètes pendant des décennies, les études concluantes que l'entreprise avait elle-même réalisées à cet effet ont été dévoilées dernièrement.

Dans les années 1930 à 1950, les grandes entreprises des secteurs de l'automobile et du pétrole avaient déjà poussé le cynisme jusqu'à acheter les compagnies de tramways pour envoyer ces derniers à la ferraille et les remplacer par des autobus à essence.

On connaît la suite. VUS énergivores et camions « légers » ont envahi le marché, dont l'emblématique Hummer aux allures de char d'assaut. Les limousines VIP à habitacle surallongé ont proliféré. L'once Sam arborait à nouveau son mantra: « Bigger is better ».
 

Le leurre du rêve américain

Une caste de milliardaires rompue à toutes les formes d'évasion fiscale détient aujourd'hui la majeure partie des richesses mondiales. Selon Oxfam-Québec, le 1% des mieux nantis de la planète émet deux fois plus de carbone que 50% des plus démunis. Les écosystèmes s'appauvrissent au détriment des populations les plus vulnérables comme des espèces animales et végétales. Le gâchis environnemental s’accompagne d'un accroissement des tensions géopolitiques entre superpuissances et d'un effritement généralisé de la démocratie.

Les grandes cités hérissées de tours résidentielles hermétiques et l'étalement de leurs banlieues uniformisées illustrent l'échec de cet appétit de croissance.

Déjà à l'époque de Schumacher, les sociologues avaient noté que l'indice de bonheur des individus n'augmente pas en proportion de l'importance des villes où ils résident. La tendance est même à l'effet contraire. À partir du moment où l'être humain dispose des services nécessaires pour combler ses besoins matériels de base, ses deux principaux critères de satisfaction sont la possibilité de développer un sentiment d'appartenance avec sa communauté et d'accéder aisément à des milieux naturels bien préservés.

Au Québec, les sondages confirment que les gens les plus heureux résident dans les villages et les villes de taille moyenne. Dans le plus récent palmarès, Shefford en Montérégie et Gaspé arrivaient en tête, tandis que la capitale, Québec, et la métropole, Montréal, occupent respectivement les 88e et 95e places sur 100. Parmi les villes de plus de 100 000 habitants, Saguenay se démarque, suivie de près par Lévis.

La pandémie a eu au moins cela de bon: contribuer à attirer en région un nombre croissant de gens désireux de vivre dans un cadre de vie plus sain et plus convivial.
 

Un modèle inspirant

C'est cette invitation à retourner aux sources que le pape François réitère régulièrement, lui qui a toujours prêché par l'exemple en renonçant aux pompes et aux privilèges attachés à sa fonction. Ainsi, lors de sa dernière célébration de la messe de Noël à la basilique Saint-Pierre de Rome, cet anticonformiste a appelé les fidèles à aimer la « petitesse », entendue au sens de sobriété et de solidarité envers les plus démunis.

Un passage de son homélie évoque cette élite financière insatiable dont Schumacher avait appréhendé la montée: « Laissons derrière nous les regrets de cette grandeur que nous n'avons pas. Renonçons aux plaintes et aux visages tristes, à l'avidité qui nous laisse insatisfaits. ».

Nul besoin d'être catholique pour reconnaître la pertinence de son message.
 

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