Dans son nouveau livre Ramène-moi à la maison (Pleine Lune, 2022), Isabelle Doré brosse de pétillants portraits familiaux. Bonheurs de lecture garantis !
Auparavant, elle avait publié entre autres le roman Mathilde Brabant (Michel Brûlé, 2011), les pièces de théâtre La Compagnie des petites personnes et César et Drana (Pleine Lune, 2019). Cette dernière a été traduite et présentée dans divers pays. Son implication pour une meilleure représentation des femmes sur les planches l’a amenée à diriger l’ouvrage collectif Femmes en scène (Pleine Lune, 2018). Elle a aussi collaboré à la troupe de théâtre La Quenouille bleue et à la scénarisation de séries télévisées (La Fricassée, Pop Citrouille).
Dans le liminaire de sa récente parution, Isabelle Doré cite Marcel Proust, l’une de ses idoles littéraires. « Après un certain âge, notre âme d’ancien enfant et celles des morts veulent se regrouper pour réaliser une création originale. » Remettre en lumière les figures importantes de sa lignée tombait donc à point. Dans Ramène-moi à la maison, nous rencontrons des individus aujourd’hui tous décédés, comme autant de personnages d’une comédie humaine.
Dans les 13 récits qui se lisent avec plaisir, et parfois avec des pincements au cœur, nous croisons le grand-père Conrad Doré, tailleur pour dames, la grand-mère Irène, l’aïeule maternelle Yvonne à la plume aiguisée qui perdra la vie devant le Théâtre du Rideau-Vert, et le mari de celle-ci, Henri, employé du Canadian Pacific Railway qui restera toute sa vie un Canadien-français et qui épousera ensuite une Edmondine « aux doigts et orteils terriblement crochus ».
Le tableau d’ensemble inclut le couple « chouette » de l’oncle Jean et tante Jacqueline, sans oublier l’oncle Marcel, « sujet de douces moqueries », un prêtre qui fait même la fierté de la narratrice (« la pire des mécréantes »), et qui a œuvré au Japon avant son retour précipité au pays.
Avec leurs caractères bouillonnants, les deux parents de l’écrivaine marquent les esprits. Le père, Fernand Doré, a été l’un des bâtisseurs de la télévision québécoise avec la mise sur pied du secteur jeunesse de Radio-Canada (Grujot et Délicat). Malheureusement, un douloureux procès jettera de l’ombre à sa carrière.
La mère, Charlotte Boisjoli s’illustre à la télévision (Sous le signe du lion, téléroman signé par Françoise Loranger), au théâtre (La Saga des poules mouillées, de Jovette Marchessault, « l’un de ces immenses moments de théâtre »). Le couple se sépare tôt, à une époque où les gardes partagées demeuraient moins fréquentes. « Nous étions montrées du doigt et traitées comme des parias. » Fernand se consolera dans les bras de nombreuses femmes, dont la charmante ontarienne Margaret (sujet d’une des nouvelles).
Son ancienne épouse vivra une passion avec André Laurendeau avant de convoler en secondes noces avec un amant français 20 ans plus jeune qu’elle, Jean-Pierre Compain, communiste intransigeant et incorrigible coureur de jupon. Aux noces de son beau-fils Jean-François, ce dernier ose embrasser sur la bouche les sœurs de la future mariée.
Suivent le frère, la sœur et la demi-sœur. Redoutable animateur radiophonique, Jean-François Doré aura connu autant le succès que l’amertume. Avec des allusions au drame théâtral L’Aiglon, d’Edmond Rostand (le rôle-titre a été joué par le grand-oncle Louis-René Gervais dans une salle paroissiale de Québec avant que ce dernier meurt de phtisie comme le protagoniste, un sujet de fierté pour les Boisjoli), l’autrice aborde le destin tragique et souvent pathétique de Marie-Ève, sa frangine insondable.
Née en 1969, l’attendrissante demi-sœur trisomique Emmanuelle (de l’union de Charlotte avec Compain), quitte le Québec avec son père en 1973 pour Châtelaillon dans le sud-ouest de la France où elle s’épanouira à l’Œuvre d’Emmanuelle, centre d’aide pour le travail à vocation artistique, jusqu’à son adolescence, alors que « son cœur flanche et qu’elle tombe inerte et blanche comme la neige du Québec ».
Ramène-moi à la maison se termine avec les portraits de « la deuxième mère » et marraine, la comédienne et codirectrice artistique de la Nouvelle Compagnie théâtrale (maintenant le Théâtre Denise-Pelletier) pendant 20 ans, Françoise Graton (pionnière méconnue), sans oublier son conjoint, le grand Gilles Pelletier. « La NCT (où Isabelle travaille) devient mon seul refuge » entre deux familles dysfonctionnelles.
Heureusement, ne surgit aucun règlement de compte ou envie pour la portraitiste de jouer à la victime. « Je ne voulais pas d’une écriture thérapeutique, mais témoigner de mes proches. » Un parcours aussi riche se conjugue à la construction de la culture québécoise. « Parler de Gilles Pelletier me permettait de présenter son père Albert, critique littéraire, éditeur et auteur qui aura donc pavé la voie aux Jean-Claude Germain, Gabrielle Roy et Michel Tremblay de ce monde. »
Antérieurement, la femme de lettres avait rédigé un portrait du docteur David Desider Kulcsar (présent dans la nouvelle sur son aïeul Henri). « Je l’ai rangé dans mon tiroir. Une décennie plus tard, j’en ai composé un autre sur mon grand-père Henri. Mon frère Jean-François l’a lu et m’a dit que c’était bien, mais qu’il manquait de littérature. » En 2019, Isabelle Doré avait participé au recueil de nouvelles Enfances Plurielles (Pleine Lune), où dans « La Sœur de Jésus », elle abordait avec humour des souvenirs sur son enfance dans un Québec en pleine transformation, d’où le désir de poursuive dans cette veine autobiographique.
Plonger dans de tels souvenirs n’a pas causé trop d’angoisse. De tous ces êtres, son père Fernand était celui « qui lui faisait le plus peur. Il m’impressionnait, il avait un charme fou. Les femmes tombaient comme des mouches devant lui. » Avec « la descente aux enfers », incluant un saccage de la résidence par la GRC et un séjour en prison, se dégage l’impression « que le sort s’est acharné contre lui ».
Nous découvrons la force de caractère (parfois vaniteuse) de Charlotte Boisjoli. Mais dans sa relation avec Compain (« Tartuffe doublé d’un Che Guevara »), elle se montre profondément vulnérable. L’actrice se brouille longtemps avec Gilles Pelletier pour une remarque sur son interprétation de Phèdre de Racine. Pour sa fille, sa plus belle réussite demeure l’oratorio Jeanne d’Arc au bûcher (musique d’Arthur Honegger et texte de Claudel), avec « ce talent de récitante que Charlotte maîtrisait remarquablement ».
En plus de Proust, Isabelle Doré mentionne George Sand parmi ses inspiratrices. Cette écrivaine française du 19e siècle rédige dans une lettre à Gustave Flaubert l’aphorisme suivant : « Quoi de plus intéressant que l’histoire du cœur quand elle est vraie ? ». Une telle philosophie se répercute dans Ramène-moi à la maison avec une plume toujours vibrante.
Note : La page couverture de l’ouvrage est illustrée par une reproduction du tableau Méandres, de la peintre québécoise Madeleine Lemire. À l’intérieur, se trouvent divers documents iconographiques de grande qualité.
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