Westmount : le privilège anglais

2022/06/03 | Par Jean-François Vallée

Ainsi donc, la résidente de Westmount Elaine Dubow Harris a subi tout un choc. Imaginez sa colère : pour la première fois de sa longue vie, un commerçant de Montréal a refusé de la servir en anglais ! De la part d’un boulanger d’origine française en plus, non mais, quel culot ! C’est vraiment un drame inqualifiable que dans la seule province française du Canada, une fois en 50 ans, un commerçant décide d’affirmer un tantinet la langue commune des Québécois…

Mais c’est bizarre, quand j’y repense : pendant toutes ces décennies de quiétude linguistique où miss Dubow Harris promenait son anglais tonitruant comme un étendard dans tout Montréal, de mon côté, mon zèle linguistique m’occasionnait brimade sur rebuffade linguistique autant à Montréal qu’à Ottawa, Moncton ou Toronto.
 

Passer à la langue du maitre

En effet, le privilège anglais de miss Dubow Harris reste hors d'atteinte au francophone que je suis. Dans des villes qui comptent pourtant des minorités francophones importantes, je dois me résigner à passer à la langue du maitre trois fois sur quatre et, dans les villes anglophones, quatre fois sur quatre. Depuis une vingtaine d’années, même au centre-ville de Montréal, c’est pire : à chacun de mes séjours, je me bute à des commerçants qui, au mieux, refusent de me parler français ou, au pire, la perçoivent comme une langue étrangère.

Ils s’en tapent autant que du tagalog, du swahili ou du catalan…

À Ottawa, là où résident pourtant 15 % de francophones et plus de 22 % de bilingues, espérer se faire servir en français équivaut à vivre au pays des arcs-en-ciel et des licornes. C’est s’exposer à des répliques comme « Oh, you must be from Quebec », d’un interlocuteur qui poursuit tout naturellement en anglais, dans une ville et un pays où triomphe le rouleau compresseur de l’« anglonormativité ». Oui, comme quand on assume que l’anglais est la seule langue commune à la fois autorisée et valorisée.

À Moncton, la présence de 33 % de francophones n’empêche pas le désir de se faire servir en français de relever du parcours du combattant. Il m’est arrivé de me faire traiter de raciste par un serveur pour avoir tenté de passer ma commande en français. Comme en Rhodésie à une autre époque.

En 1995, dans une résidence de l’université de Toronto, un étudiant à la maitrise en histoire baraqué comme une armoire à glace s’est inquiété quand il m’a entendu parler français. Menaçant, il s’est approché de moi et m’a lancé un « Are you a separatist ? », dégoûté. À mon oui assumé, il a répliqué (je traduis) : « Si le Québec se sépare, nous allons brûler toutes vos maisons, violer vos femmes et tout détruire ». Du pur Poutine.

Décidément, miss Dubow Harris, parler la Grande Langue vous procure des privilèges notables, comme celui de pouvoir, comme le président d’Air Canada Michael Rousseau, vivre en anglais tout le temps, même à Sâinte-Lâmbeurt, Pi Quiou. Mais je crains que vous ayez fini par vous habituer à ces privilèges de classe à force d’avoir vécu à Westmount, là où le revenu médian est de 3,6 fois plus élevé qu’ailleurs au Québec…

Vous devriez, madame, bénir vos privilèges au lieu de vous plaindre le ventre plein : alors que vous baignez dans l’unilinguisme anglais dans une ville de Montréal majoritairement française, aucun francophone du Québec ne peut se vanter d’avoir toujours pu être servi en français. Hors-Québec, c’est pire : les francophones, minoritaires partout, se plient de gré ou de force à l’anglais langue commune. Les Anglo-Québécois, pourtant minoritaires à Montréal et au Québec, devraient parfois consentir au français, mais le font trop peu. Ainsi, la loi 96 viendra quelque peu équilibrer la dynamique d’un océan à l’autre.

Que voulez-vous : à votre contact, nous avons fini par apprendre à nous imposer avec nos (petits) sabots.

Mais comprenez que mes glandes lacrymales demeurent sèches, sèches, sèches comme le Sahara devant l’évocation de vos… traumatismes.