Mélancolie pédagogique indépendantiste

2022/06/17 | Par Simon Rainville

Encore une autre session collégiale à ressasser le malheur de notre histoire nationale. Une autre fin de session à expliquer comment le Québec se fait avoir chaque fois, comment il en redemande, s’excuse, et recommence le même manège. Une autre fois à expliquer notre division atavique manipulée par des élites minables et contrôlée par une puissance étrangère. Une autre fois à devoir répondre à des étudiants qui me demandent pourquoi il n’y a pas eu de suite à 1995, pourquoi le scandale des commandites n’a pas relevé la flamme indépendantiste, pourquoi aucune action en justice n’a été intentée. Pourquoi ? Encore, et toujours, pourquoi ?
 

Le pourquoi et le comment

Et je me retrouve à devoir me contenter de réponses vagues, d’explications «pédagogiques» et pondérées. Pas trop subjectives. Comment expliquer à des jeunes ce qu’est l’apolitisme, le sentiment de permanence, l’esprit de colonisés, la fatigue culturelle, le dédoublement identitaire, alors même qu’ils appartiennent à ce peuple ? Comment rendre visible ce qui a été rendu invisible à force de renoncement, d’omission, de négation, de compensation et de mystification ?

Comment leur expliquer qu’il n’est pas normal que la plupart d’entre eux se foutent complètement du sort du Québec et du sort de la langue française, qu’il n’est pas normal qu’à 17 ans ils ne connaissent pas les Patriotes au-delà d’un cliché, qu’il n’est pas normal qu’ils croient que le Québec est un petit peuple médiocrement sympathique, qu’il n’est pas normal que le système scolaire québécois produise des enseignants du primaire et du secondaire qui ne connaissent pas eux-mêmes leur histoire et ne peuvent donc pas la transmettre au-delà de ce qui est écrit dans le manuel, qu’il n’est pas normal que leurs parents ne leur parlent jamais d’histoire, qu’ils ne connaissent d’ailleurs pas ?

Pour tout dire, je suis épuisé d’enseigner notre histoire. Je suis tanné de ne pas pouvoir leur enseigner une autre fin au mouvement indépendantiste. Je revis, quelques fois par année, la mort de notre pays. Et ça me tue aussi.
 

Combattre les sirènes de la mondialisation

En vérité, je n’ai pas d’autres réponses à leurs questions que ma volonté de m’excuser au nom du peuple québécois à qui je leur demande de s’identifier, contre les sirènes de la mondialisation sans frontières aux accents capitalistes américains, contre leur tentation de se replier dans leur monde virtuel plus sécurisant, ou à tout le moins, moins challengeant que le monde réel, contre le mythe qu’ils gobent d’un monde unifié dans lequel les nations sont disparues et les identités librement choisies par chaque individu. À l’inverse, comment leur expliquer que nous ne sommes pas qu’une langue à défendre, mais un peuple entier ? Comment lutter contre les tentations du rejet de l’immigration et du rapetissement du Québec à une survivance culturelle?

Et, soudainement, j’ai seulement envie de crier, de les engueuler, de leur dire qu’il faudra qu’ils fassent mieux. J’ai le goût de leur faire comprendre que les questions qui les préoccupent, l’environnement, le respect des minorités et des autochtones, ne seront jamais complètement décidées par eux, parce qu’ils ne sont qu’un peuple dominé dans un grand tout anglo-saxon qui les nie. Qu’ils ne parleront pas d’égal à égal avec les Autochtones parce que nous ne sommes pas pleinement chez nous. Que nous aurons beau faire les plus beaux efforts environnementaux, nous ne serons toujours qu’une province d’un Canada pollueur.

Que la question des relations avec les communautés culturelles est depuis toujours entachée de notre asservissement au Canada, qu’il faut être chez soi pour souhaiter la bienvenue à des invités, que l’on ne peut accueillir correctement quelqu’un dans la maison du voisin, ou pire, dans un logement dont nous ne sommes que locataires et dont nous ne décidons pas l’échéance des rénovations. Et que les invités ont beau jeu de choisir la pièce qu’ils occuperont, jouant les deux hôtes l’un contre l’autre en se vendant au plus offrant et que la règle d’adhésion sera toujours celle qui vient du propriétaire de l’immeuble. Mais je sais bien qu’ils ne sont qu’une autre génération qui répétera la même histoire de déni et de dépit si rien ne change. Et de quel droit pourrais-je leur demander ce qu’aucune génération avant eux n’a osé faire jusqu’au bout?
 

Tout n’est pas mort

Puis arrivent des discussions avec certains d’entre eux – notamment ceux dont les racines premières viennent d’Afrique, d’Amérique latine et du Moyen-Orient qui, ayant vécu la domination directe, non feutrée, comprennent ce qu’est le colonialisme et le pouvoir d’un peuple sur un autre, et qui pourraient bien se joindre au mouvement pour peu qu’on veuille bien lâcher notre peur atavique de la disparition culturelle – qui me rappellent que tout n’est pas mort, que l’important est de transmettre cette conscience au moins à une minorité, que tout n’est pas encore joué, que le combat est long et épuisant, que l’important est de durer, même si je sais qu’à cet instant précis, je tombe aussi dans la permanence tranquille, dans cette illusion québécoise qui nous fait croire que nous y serons de tout temps, que « ça ne pourra pas toujours ne pas arriver », comme le disait Gaston Miron.

Malgré tout, je sens que la secousse originelle de notre histoire se rend jusqu’à eux, enfouie dans leurs âmes, un sixième sens qui ne quitte jamais complètement notre inconscient collectif. Lorsque j’enseigne Octobre et la lutte constitutionnelle qui mène aux deux référendums, je sens que l’on quitte la classe pour la vie, la vraie, que l’on passe de l’histoire au présent, que les étudiants sentent, pour la première fois peut-être de leur vie, vraiment, qu’ils sont québécois, au plus profond de leur être et que le Québec est encore et toujours victime du pouvoir politique canadien.

Au plus profond de chaque génération, même bien enterré, se trouve malgré tout ce sentiment, ce traumatisme collectif transmis jusque dans nos gènes, comme le montrent aujourd’hui les sciences cognitives. Les sortant de la classe pour leur faire vivre notre histoire, je m’en veux néanmoins un peu. Je leur montre en même temps notre impuissance et les replonge, dès la fin du cours, dans notre quotidien dévoyé et asservi.

Mais l’espoir ne peut pas s’éteindre et je me dis que je dois mettre ma main devant le vent d’indifférence pour couvrir les braises qui ont été transmises, malgré tout, par les générations précédentes, à même leur tranquillité, leur aplaventrisme et leur anhistorisme. Parce que cette histoire est paradoxalement celle d’une survie, d’une mise en échec d’une logique qui semble inextricable, celle de notre disparition, d’une résilience d’hommes et de femmes « déchus de race surhumaine », comme l’écrivait Alfred DesRochers.
 

Le dilemme

Et je me retrouve devant le même dilemme que trop d’autres avant moi ont contemplé : comment concilier cette longue survie, malgré tout admirable, à une volonté d’indépendance qui demande précisément de ne plus vouloir survivre, mais bien pleinement vivre ? Et je vois la montagne à franchir et rêve à mon tour de tout oublier, de disparaître, de me laisser emporter par le courant. Je vis notre fatigue culturelle et notre fatigue politique comme un soulagement temporaire.

Mais je me rappelle que, comme le disait Pierre Falardeau, un peuple qui meurt, ça meurt longtemps et que je ne veux pas que le Québec devienne un gros CHSLD où l’on meurt dans l’indifférence, la couche pleine, ou pire, que l’on meurt dans l’indignité d’un suicide non assisté. Et je me dis que je me dois, pour mes enfants, pour mon pays, de ne pas laisser tomber les armes, à hauteur de mon impuissance. Qu’il faut continuer même si. Qu’il faut redoubler d’ardeur, sonder notre âme collective et enfin trouver une façon de faire entrer mon peuple dans l’histoire et le politique, trouver la clé du mystère. Non pour la gloire d’être celui qui réussira, enfin, mais par solidarité et gratitude envers les générations qui n’ont pas eu cette chance, sans qui je n’existerais pas aujourd’hui. Et je m’endors avec un sourire et une détermination décuplée.