Rejet du projet de constitution au Chili : un premier bilan

2022/09/16 | Par L’aut’journal

Cet article a été publié dans le journal Le Monde, daté du 15 septembre 2022, sous le titre : « Le rejet du projet de Constitution chilienne interroge la gauche », par Flora Genoux (Santiago, Envoyée Spéciale)

Le résultat ne laisse aucune place à l’ambiguïté. Au Chili, la Constitution, élaborée pendant un an par une Assemblée paritaire élue démocratiquement, a été rejetée de façon massive, par 62 % des votants, dimanche 4 septembre. De prime abord, cette issue peut dérouter : pourquoi un tel refus alors que, deux ans plus tôt, près de 80 % des électeurs se déplaçant aux urnes appelaient de leurs vœux l’écriture d’un nouveau texte, en remplacement de l’actuelle Loi fondamentale, héritée de la dictature (1973-1990) ? La réponse invite à explorer un faisceau de causes, traversant une société complexe qui, dans sa majorité, a envoyé ce message clair : ni le texte ni la façon dont il a été élaboré ne l’ont convaincue.

Tous les votes rechazo (« je rejette » le projet de constitution, écologique, féministe et instaurant de nombreux nouveaux droits sociaux) ne se ressemblent pas, mais un principe du texte les a largement motivés, la plurinationalité. Autrement dit, la reconnaissance, au sein de l’État chilien, de l’existence des populations indigènes (près de 13 % de la population, pour la plupart mapuche). Une partie des Chiliens y a vu le signe d’une division du pays, loin de l’aspiration à la pacification du conflit sur la restitution des terres ancestrales mapuche, dans le sud du pays.

Vague, le concept de plurinationalité a été escamoté par une proposition corollaire, qui instaure une justice indigène se superposant à la justice nationale. Une proposition qui, de l’aveu même des défenseurs du texte, prêtait le flanc à la critique. Mise en scène dans des clips de campagne, l’opposition de certains Mapuche, au nom de l’unité nationale, a permis à la campagne de rechazo de contrer les accusations de racisme qui auraient pu viser son argument-phare.

« Ce résultat s’explique aussi par le profond manque de confiance qui règne au Chili entre les personnes et envers les institutions », relève Pamela Figueroa, politiste à l’université de Santiago. En mai 2021, l’élection de l’Assemblée constituante, composée majoritairement d’élus indépendants, a été perçue comme un fait politique rafraîchissant : la révolte citoyenne contre les inégalités de 2019 n’ayant pu être canalisée par aucun parti, cette Assemblée ne représentait-elle pas la réponse institutionnelle adéquate ?

Mais la singularité de sa composition s’est retournée contre elle : ses élus n’ont pas été à la hauteur de la tâche, ont estimé les électeurs rechazo. De fait, son travail a été entaché de faux pas et de polémiques. La plus grave : la démission de son premier vice-président, en septembre 2021, après qu’il eut admis que le cancer dont il prétendait souffrir, au cœur de sa lutte pour l’accès à un système de soins égalitaire, était un mensonge. Des élus rejoignant l’hémicycle déguisés, des accusations publiques de trahison, un constituant qui vote, virtuellement, de sa douche : ces frasques, montées en épingle par les partisans du non, ont fini par jeter un profond discrédit sur l’Assemblée, éclipsant le travail ardu mené par nombre de ses membres.

« Beaucoup travailler, ça ne veut pas dire bien travailler. Cette Assemblée, marquée à gauche, s’est sentie portée par l’élan de la révolte sociale et s’est enfermée dans une bulle. Elle a écrit la Constitution qui lui plaisait, sans interprétation du Chili dans son ensemble », évalue Danilo Herrera, politiste à l’Université catholique du Chili, qui a publiquement appelé à voter pour la nouvelle Constitution.
 

Manque de dialogue avec les citoyens

De nombreux élus novices ont aussi péché par manque de culture du compromis et de la négociation. « Finalement, la droite a été humiliée, et une partie des Chiliens qui se sentent proches d’elle. On peut supposer que, si l’Assemblée avait été plus équilibrée, on aurait peut-être aujourd’hui une nouvelle Constitution », estime l’universitaire. Lors du discours prononcé le soir du résultat, le président, Gabriel Boric (gauche), dont le programme était intimement lié à l’approbation du texte, a admis, en filigrane, le « maximalisme » de l’Assemblée, à savoir ses propositions trop radicales pour être acceptées. Totalement nouvelle, l’institution constituante s’est trouvée sous le regard de tous, mais sans capacité de réel dialogue avec les citoyens, en dépit des mécanismes de participation prévus. Elle a rédigé un texte long et technique de 388 articles, qui a pu rebuter une grande partie des électeurs.

Même si elle ne suffit pas à expliquer le rejet, une opération de désinformation menée par une partie du camp rechazo s’est développée, prétendant que le principe de la propriété privée des logements risquait d’être foulé aux pieds. Une campagne contre l’ensemble du texte, largement dotée financièrement, a été alimentée par des groupes qui n’avaient aucun intérêt à l’adoption des strictes normes environnementales induites par le texte. Avec le vote obligatoire, des électeurs plus rétifs au changement radical se sont manifestés, la promesse d’une partie du centre gauche et de la droite de l’écriture d’un « meilleur » texte en cas de rejet ayant trouvé écho chez eux.

Enfin, l’attachement d’une partie du pays au modèle qui a prévalu depuis le retour à la démocratie ne doit pas être sous-estimé. S’il a été accusé de favoriser les inégalités, il est aussi perçu comme le moteur du développement économique. Une lecture politique du mouvement de 2019, portée par la gauche, a pu faire croire à un désir d’en finir avec le néolibéralisme, d’un grand coup de volant. Ce n’est visiblement pas le souhait de la majorité des Chiliens. Certes, ils souhaitent des changements – comme l’introduction de nouveaux droits sociaux, selon un premier sondage post-référendum – mais de façon progressive. Il appartiendra éventuellement à une nouvelle Assemblée constituante de répondre à cette aspiration.