Aux heures sombres de la pandémie, saviez-vous que les points de presse du premier ministre Legault étaient diffusés dans la salle Evelyn Dumas (depuis 2018) de l’Assemblée nationale ? Écrit avec un mariage heureux de descriptions quasi documentaires et de sensibilité vive, le recueil Tête-à-tête avec ma sœur Evelyn tombe à point pour découvrir le parcours de la première femme à occuper le poste de courriériste parlementaire (pour Le Devoir). Or, cette pionnière connaîtra tôt les affres de la maladie mentale. Accompagné d’écrits intimes d’Evelyn (pour la plupart sous forme manuscrite) et de photographies, le livre nous bouleverse jusqu’à la dernière ligne.
De Carmel Dumas, j’avais lu avec bonheur son Montréal show chaud (Fides, 2008), kaléidoscope textuel et photographique de la contreculture dans la métropole québécoise au tournant des décennies 1960-1970, ainsi que La Famille Daraîche : une page du country au Québec (Pratiko, 2012), ouvrage « de la rigoureuse recherchiste » pour lequel le chroniqueur du quotidien Le Devoir reconnaissait, « cette écriture simple, sans simplisme (…) comme une grande et belle chanson country » (12 novembre 2012). J’ai beaucoup apprécié Mouffe, au cœur du showbiz (Éditions La Presse), portrait de l’artiste multidisciplinaire, paru à l’automne 2020. Parmi les réalisations de celle qui se définit comme « une autodidacte, à la carrière bâtie au pic et à la pelle », soulignons le roman Le Bal des égo (Art global, 1992) et l’essai Le retour à l’école d’une waitress de télévision (Lanctôt, 2003), sans oublier ses collaborations nombreuses à la télévision (Pour l’amour du country) et à la radio tant anglaise que française.
Dans ce Tête-à-tête, nous découvrons les liens de deux sœurs nées à huit années d’intervalle à Saint-Georges-de-Malbaie (maintenant annexé à la ville de Gaspé). Des enfants de Johnny et d’Angelina, s’ajoutent deux autres filles, Patricia (future journaliste politique et conseillère politique aujourd’hui décédée) et Thérèse, sans oublier un frère, John Michael, mort après deux semaines.
Si, pour reprendre les mots de Cormier, la plume de Dumas ne tombe pas dans le simplisme, elle s’illustre particulièrement par sa maestria à ne pas jouer la carte du misérabilisme ou du pamphlet.
L’autrice nous fait ressentir son difficile labeur d’aidante naturelle, ses impacts sur sa vie quotidienne. Par son parcours riche, elle nous dresse un panorama culturel du Québec moderne. L’un des passages les plus troublants se déroule lorsque Carmel croise à l’Hôtel-Dieu, lors d’une visite à sa frangine, un créateur oublié de nos jours. Il s’agit de Luc Granger, auteur de L’Impubliable1 et de «l’insolent Ouate de phoque, l’homme à la superbe voix graveleuse, l’ancien animateur de radio fou de jazz et de Ferré, parolier de la puissante chanson Pourquoi chanter immortalisée par Louise Forestier…»
Evelyn Dumas s’inscrit « dans la lignée de l’enseignante militante Laure Gaudreault ». Elle a publié Dans le sommeil de nos os, quelques grèves au Québec de 1934 à 1944, La Crise de la presse en France et Un événement de mes octobres, roman inspiré par la crise d’octobre. Son implication au Front commun des personnes assistées sociales du Québec, se traduit par la rédaction d’Ensemble, se donner une voix pour mieux être. Par ses embûches professionnelles, son parcours rappelle ceux d’autres pionnières du journalisme comme Judith Jasmin (voir la biographie rédigée par Colette Beauchamp), Adèle Lauzon ou encore Louise Arcand.
En exergue, se trouve un extrait d’un texte inédit d’Évelyne (Les années soixante-dix au Québec) : « L’observateur ne voit jamais que de son point de vue, avec tout l’être physique, historique, spirituel qu’il est, et la façon dont l’observateur voit modifie aussi l’objet qu’il voit. » Les perceptions négatives sur sa maladie affecteront sa sœur tout au long de son exigeant apprentissage de journaliste de documentariste à la pige.
Dès la première page, Carmel Dumas raconte qu’en 1969, le printemps « de mes vingt ans », nouvellement venue à Montréal après des études collégiales, elle surprend un commentaire d’un « dandy à moustache » au restaurant Chez Bourgetel, situé sur la rue de la Montagne. « L’autre, c’est la sœur de la folle », entend celle qui jongle à ce moment entre un emploi d’été au quotidien The Montreal Star et des « jobines » en mannequinat. Même un demi-siècle plus tard, les mots ont encore en elle « une résonnance très aiguë ». Car son arrivée dans la grande ville ne l’avait en rien préparé au rôle qu’elle jouera longtemps auprès de « sa formidable et malheureuse Evelyn » !
Pour l’adepte des casse-têtes, car « pas douée pour les jeux de société », l’exercice de rassembler des morceaux épars du passé entraîne des surprises. En triant les archives après la mort d’Evelyn, Carmel trouve une lettre (« d’une beauté cruelle, instrument de torture psychologique ») tapée à la machine par un journaliste reconnu (présenté ici sous le prénom de Thomas) dans une chambre d’hôtel en juin 1969. En se remémorant cette idylle entre une jeune femme de 28 ans et un père de famille adultère dans la quarantaine, elle y trouve des indices qui éclaireraient l’abandon par sa sœur d’une situation enviable au Devoir pour rejoindre les rangs du Montreal Star. Le « travail de sape en puissance » des cinq feuillets (reproduits ici) nous donne tout comme pour sa cadette « l’impression de tenir un stéthoscope sur la poitrine de deux naufragés ».
Durant son passage au Devoir où elle signe des textes jusqu’en janvier 1968, la journaliste rencontre un adversaire redoutable en Claude Ryan, directeur de l’information. Le mois suivant, elle entre au Montreal Star comme éditrice associée et éditorialiste. Mais la tragédie s’annonce (et reviendra jusqu’à sa mort en 2012), car est survenu, peu de temps avant, un premier séjour en psychiatrie à l’Institut Albert-Prévost sur le Boulevard Gouin, « loin du centre-ville ».
Après d’autres déceptions amoureuses, passions « toutes superficielles », elle rencontre en 1973 un jeune médecin prénommé ici « Gabriel, personnage central dans toute la sublimation à laquelle elle devait accrocher sa survie jusqu’à l’abdication finale ». Un an plus tard, la journaliste de 33 ans devient la première femme au Québec à diriger une salle de rédaction, soit celle de l’éphémère quotidien indépendantiste Le Jour fondé par le triumvirat péquiste Yves Michaud, René Lévesque (dont elle sera une conseillère avisée lors de ses deux mandats) et Jacques Parizeau.
À la fin de la décennie, « le rideau commence à tomber, en grinçant », alors que les séjours en institution se multiplient jusqu’à son décès le matin du 7 juin 2012.
La prolifique écrivaine états-unienne Joyce Carol Oates soutenait dans son recueil de souvenirs d’enfance Paysage perdu que « toute littérature – tout l’art – nait de l’espoir de communiquer avec les autres ». Dans son Tête-à-tête avec ma sœur Evelyn, Carmel Dumas en fait une éclatante démonstration avec son témoignage sur la résilience et l’importance, au souvenir de sa chère Evelyn, de « garder le cap sur ses idéaux ».
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