Ukraine : la stratégie américaine

2022/10/12 | Par Pierre Dubuc

Dans un article publié sur le site Internet du magazine canadien-anglais Canadian Dimension, intitulé « The Nord Stream pipeline explosions : A Geopolitical Whodunit1 », le journaliste John Foster pose une question cruciale : Qui avait intérêt à rendre inopérants les deux oléoducs Nord Stream I et Nord Stream II ?

Les grands médias occidentaux ont rapidement chassé de l’actualité le sabotage des deux pipelines bien que l’événement ait une portée considérable. Après tout, par leur entremise, la Russie fournissait, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, 40 % des besoins européens en gaz naturel.

John Foster, qui est l’auteur de Oil and World Politics : The real story of today’s conflict zones (Lorimer Books, 208), considère que très peu de pays possèdent la technologie pour un tel sabotage. La France la détient, mais n’a aucune raison d’antagoniser l’Allemagne, lieu d’arrivée des deux pipelines. La Grande-Bretagne n’agirait pas sans l’accord des États-Unis.

Des médias ont pointé un doigt accusateur vers la Russie, mais quel est l’intérêt de Moscou à saboter des pipelines dont la construction a coûté des milliards de dollars et qui lui procurent des revenus ? Pour interrompre le flux de gaz naturel, Moscou n’avait qu’à fermer la valve, comme elle avait déjà commencé à le faire.

À qui donc profite le crime?, demande Foster, qui a travaillé à la Banque Mondiale, à la Banque de Développement Interaméricaine, chez BP et Petro-Canada.

Il rappelle que le secrétaire d’État américain Antony Blinken a commenté ainsi le sabotage : « C’est une immense occasion de mettre fin une fois pour toutes à la dépendance de l’Europe à l’égard de l’énergie russe. » Déjà, le 7 février 2022, le président Biden avait déclaré : « Si Moscou envahit l’Ukraine, il n’y aura plus de Nord Stream II. Nous y mettrons fin… Je vous le promets et nous serons en mesure de le faire. »
 

L’Europe panique

« Énergie : les Européens au bord de la panique », c’est le titre d’un article du journal Le Monde rapportant l’état d’esprit des chefs d’État européens réunis à Prague le 7 octobre dernier. Panique parce que le prix de l’énergie est hors de contrôle. Le prix du gaz naturel est passé de 30 euros du mégawattheure, il y a un an, à 200 euros aujourd’hui, avec un pic à 350 euros au courant du mois d’août. On appréhende le pire pour l’hiver.

La crise est telle que l’Europe craint une vague de délocalisations, comme le rapporte un autre article du Monde. Un producteur d’engrais raconte : « Si vous prenez l’urée, par exemple, au moment où on a décidé de fermer, ça nous coûtait 2 000 dollars par tonne à produire, et ça se vendait 800 dollars. Aux États-Unis, une même tonne coûte 200 dollars à produire, et en Russie 100 dollars. »

Les usines les plus énergivores ferment les unes après les autres, dans bon nombre de secteurs : engrais, verre, aluminium, ciment, céramique, acier…

Le journaliste en donne quelques exemples : « Aux Pays-Bas, Nyrstar, leader mondial sur le marché du zinc et du plomb, a décidé, en août, de fermer temporairement sa fonderie de Budel, près de la frontière belge. OCI, à Fransum, près de Groningue, a arrêté sa production de bioéthanol. L’Allemagne, le moteur de l’industrie européenne, est touchée de plein fouet. Chez ArcelorMittal, un haut-fourneau à Brême a été éteint, et la production à Hambourg réduite. Le groupe Hakle, célèbre fabricant de papier toilette, a déposé le bilan début septembre face à l’explosion des prix de l’énergie et de la pâte à papier. L’usine chimique SKW Piesteritz, en Saxe-Anhalt, spécialiste des engrais et de l’AdBlue, a dû interrompre sa production mi-septembre. Outre-Rhin la production d’acier a baissé de 5 % depuis le début de la crise énergétique, de 8 % dans la chimie et jusqu’à 70 % dans l’engrais. »

D’un coup, la balance commerciale de la zone euro, qui était structurellement positive depuis une décennie, a chuté. De janvier à juillet 2021, elle était (pour les biens) de 121 milliards d’euros en zone euro ; de janvier à juillet 2022, elle est passée à − 177 milliards d’euros. 

Lors des vagues de désindustrialisation précédente, plusieurs entreprises avaient déménagé en Europe de l’Est. Mais, aujourd’hui, celle-ci est aussi touchée par l’augmentation du prix de l’énergie. Alors, on se tourne vers l’Amérique du Nord où le prix de l’énergie est largement inférieur.
 

L’Allemagne fait cavalier seul

La solution proposée par plusieurs gouvernements européens est de fixer un prix plafond à l’énergie dans la zone euro. C’est la position adoptée par 15 des 27 États membres de l’Union européenne, dont la France, l’Italie, la Pologne et la Belgique. Mais les Allemands, les Néerlandais, les Autrichiens, les Danois et les Luxembourgeois redoutent qu’un plafonnement du prix du gaz conduise les fournisseurs à vendre ailleurs qu’en Europe.

Mais le principal obstacle à une entente européenne demeure l’Allemagne, qui a décidé, au grand dam des autres capitales européennes, de faire cavalier seul en annonçant la mise en place d’un bouclier tarifaire de 200 milliards d’euros qui lui permettra de payer le gros prix pour le gaz naturel.

L’hebdomadaire britannique The Economist a décrit ainsi leur stupéfaction : « Imaginez que vous faites la queue devant une banque alimentaire et qu’un millionnaire dans une BMW vous annonce qu’il prend toute la bouffe. »

Le sauve-qui-peut allemand va mettre à mal l’unité européenne et la zone euro. Qui va en profiter ? Les États-Unis, bien sûr, dont le dollar s’envole sur les marchés financiers. Et l’Allemagne ne sera pas au bout de ses peines. Son principal marché d’exportation est la Chine. Une crise à propos de Taïwan et des sanctions économiques à l’endroit de la Chine l’assujettirait complètement à Washington.
 

Une guerre américaine

« C’est une guerre anglo-saxonne », déclarait récemment le président Macron. C’est vrai d’un point de vue militaire. Depuis plusieurs années, les soldats ukrainiens sont formés par des instructeurs américains, britanniques et canadiens, dont plusieurs sont encore actifs sur le territoire ukrainien. L’armement est fourni en très grande partie par les États-Unis. Aussi important est le renseignement en provenance des satellites américains qui permet la planification des attaques par l’état-major ukrainien, dont on apprendra sans doute un jour qu’il ne prenait pas de décision sans l’accord de « conseillers » américains.

C’est aussi une guerre anglo-saxonne du point de vue économique. Les marchands d’armes, les pétrolières et les gazières enregistrent des profits faramineux.

D’un point de vue politique, les États-Unis élargissent la zone d’influence de l’OTAN avec l’inclusion de la Suède, de la Finlande et, dans les faits, de l’Ukraine. La Russie, dont on peut se demander si elle n’est pas tombée dans un traquenard en envahissant l’Ukraine, est en déroute et l’Europe tombe sous le joug militaire et politique de l’Oncle Sam.

Il y a quand même des voix aux États-Unis qui prônent de mettre fin à la guerre. La plus inattendue est sans doute celle d’Elon Musk, propriétaire de Tesla. Dans un tweet, il a proposé de reconnaître l’appartenance de la Crimée à la Russie, des référendums sous supervision de l’ONU dans les régions annexées par la Russie, un approvisionnement garanti en eau pour la Crimée et un statut de neutralité pour l’Ukraine.

Le président Zelensky a vivement rabroué Musk. Mais celui-ci pouvait lui rappeler qu’il a fait don de 15 000 terminaux Starlink – d’une valeur de 80 millions $ – reliés aux quelque 2 400 satellites de Space X. Ils ont permis de maintenir le lien Internet de la population ukrainienne, malgré les efforts de la Russie pour l’interrompre. Ils ont aussi été utilisés par guider les drones de l’armée ukrainienne dans leurs attaques contre les positions russes.

Pour justifier sa proposition d’armistice, Musk a déclaré : « Je suis un grand fan de l’Ukraine, mais pas de la troisième guerre mondiale. »

Avec ses voitures électriques, Musk représente des intérêts indépendants des pétrolières et des marchands d’armes. Espérons que d’autres voix américaines, mais aussi canadiennes, se feront entendre pour une solution négociée. Avec l’hiver qui vient, il est à souhaiter que les populations européennes, qui risquent – comme la population ukrainienne – de « geler dans le noir », interviendront pour exiger, elles aussi, de leur gouvernement qu’ils trouvent une fin au conflit. Encore une fois, le Général Hiver viendrait à la rescousse de la Russie.

1 https://canadiandimension.com/articles/view/the-nord-stream-pipeline-exp...