On a beaucoup parlé d'immigration au cours de la dernière campagne électorale, mais cela a été fait, comme cela arrive trop souvent, d'un point de vue purement statistique ou économique. Sinon, c'est la dimension émotive qui prend le dessus; la sociologie d'un tel sujet politique en souffre à chaque fois.
Ce qui nourrit la sensibilité autour de ce sujet, ce sont les nombreux reportages produits à la suite de mouvements migratoires comme lors de la chute de l'Afghanistan aux mains des Talibans, la répression en Syrie ou le très médiatisé chemin Roxham. Le lieu commun, dans tous ces cas, ce sont les demandeurs de statut de réfugié. On ne peut faire autrement que considérer ces sujets comme sensibles étant donné l'aspect larmoyant de ces récits, quand ils ne sont tout simplement pas misérabilistes.
Or, l'immigration ne se limite pas à cela; le sujet est bien plus complexe. Il vient avec des expériences aussi nombreuses que différentes selon les différentes réalités que vivent les nouveaux arrivants, comme les travailleurs temporaires, les étudiants étrangers, les réunions familiales. On a pu remarquer ici et là un reportage sur l'immigration régionale ou sur ces héros de la pandémie qui, malgré leur situation précaire, ont mis leur santé en jeu pour occuper des fonctions essentielles pour assurer le bien-être des autres, surtout les personnes âgées.
Bref, si le sort des demandeurs d'asile touche la fibre sensible de notre humanité, l'évocation des histoires d'intégration régionales pour montrer le succès de cette entreprise en appelle au côté plus rationnel d'un point de vue économique ou à la fierté d'une entreprise d'intégration réussie. Dans tous les cas, ce sera toujours parcellaire, car il y a tant à dire.
Le parcours de l'immigrant vient forcément avec une réflexion sur la notion d'identité et d'appartenance à la terre natale et celle d'accueil, car l'une et l'autre sont forcément bousculées. C'est le genre de questionnement qui a animé Aliaa Khachouk, réalisatrice d'origine syrienne et Québécoise depuis bientôt 20 ans. Dans son documentaire Hotel Canada?, qui a été présenté au Festival des films du monde de Montréal en 2012, sa caméra observait les échanges entre quatre personnes issues du monde arabe qui discutaient d'identité et d'intégration.
« L'histoire de l'intégration, c'est une histoire compliquée », confie-t-elle à l'aut'journal. Tous ces questionnements, elle en fait son matériau de création et, par-dessus tout, ça l'anime. Mais surtout, elle soulève une réalité dont on parle peu: trop souvent, des créateurs issus d'ailleurs peinent à s'intégrer en tant qu'artiste ici. « Moi, je dis toujours: "laissez la diversité raconter son histoire". C'est à nous de raconter les histoires à nous. », ajoute-t-elle.
La fondation du Quartier des arts Hatem Ali
Aliaa Khachouk s'est confiée sur les frustrations qu'elle a rencontrées pour demander du soutien auprès d'organismes d'aide à la culture, comme le Conseil des arts et des lettres du Québec, que ce soit pour ce qui est de la documentation à remplir ou les délais d'attente avant d'obtenir une réponse.
Loin de se laisser abattre, la réalisatrice a plusieurs atouts en main: elle a une expérience de travail qui l'a amenée à l'étranger et un bon réseau. Mais surtout, son ambition est son moteur d'action.
Il y a deux ans environ, les travailleurs sociaux du Service d'éducation et d'intégration interculturelle de Montréal (SEIIM) et du Réseau d'intervention auprès des personnes ayant subi la violence organisée (RIVO) ont fait le constat des nombreux immigrants ayant un profil artistique et qui, de surcroît, sont connus et respectés dans leur pays d'origine. Pourtant, ici, ils ne trouvent pas de moyen pour s'exprimer. C'est ce qui va conduire à la conception d' un organisme à but non-lucratif (OBNL) visant à coaliser les énergies respectives dans le but de favoriser l'émergence de projets artistiques.
Lors de la création de cet organisme, Aliaa Khachouk était présente ainsi que d'autres artistes issus du Moyen-Orient. Parmi ceux-ci, il y avait Hatem Ali, un auteur, réalisateur et acteur syrien qui a connu une carrière prolifique dans le monde arabe, ce qui inclut une vingtaine de participations à titre de réalisateur dans des séries télé dont certaines ont été primées. Sa dernière participation à un projet, il l'a faite au Canada dans un film intitulé Peace by chocolate, paru en 2021, qui raconte l'histoire vraie d'une famille de réfugiés syriens qui se sont intégrés à un village de la Nouvelle-Écosse en fondant une entreprise de fabrication de chocolats.
Cette participation devait probablement être pour Hatem Ali une chance de s'intégrer artistiquement dans sa terre d'accueil. Il aurait même déclaré: « J'ai beaucoup de projets à réaliser dans mon deuxième pays, le Québec. » Or, Ali est décédé subitement en 2020. C'est pourquoi, tout naturellement, lorsqu'il a été question de trouver un nom au projet d'OBNL, son nom s'est imposé pour ainsi former le Quartier des arts Hatem Ali dont Aliaa Khachouk est la présidente.
En plus de favoriser le processus de création des artistes qui se joignent à cette entreprise culturelle, son but en est aussi un d'intégration à la société d'accueil. « J'Invite toujours à faire des ateliers entre des artistes immigrants et des artistes québécois pour qu'on écrive des projets ensemble. », dit-elle à ce sujet.
La pièce de théâtre Cerise
La frustration de voir un projet refusé par le Conseil des arts et des lettres du Québec après sept mois d'attente a convaincu Aliaa Khachouk de se prendre en main. Elle ressentait l'urgence de créer. Profitant de l'émergence du Quartier des arts Hatem Ali, elle a conçu une œuvre théâtrale, ce qui est une première pour elle.
Si elle a choisi le théâtre, c'est parce que c'est le format qui lui convenait le mieux. L'un des principes qui l'a guidé dans sa démarche créatrice, c'est celui de l'art thérapeutique. Son constat, c'est qu'autour d'elle, tout le monde a une histoire liée à la violence, quelle qu'elle soit. Son projet de création se veut donc un exutoire à des blessures refoulées qu'elle a intitulé Cerise.
Dans cette pièce, la violence prend corps dans la violence conjugale, un drame universel. D'une histoire d'amour chargée d'espoir, le couple dont il est question dans la pièce voit son histoire s'assombrir avec l'arrivée d'un premier enfant.
Pourquoi ce titre? Aliaa Khachouk s'empresse d'énumérer les différentes dimensions symboliques que porte ce fruit: le rouge de la passion, le fruit comme une gâterie, les cerisiers du printemps chargés d'espoir, son jus rouge sang…
S'il était important de faire de ce projet une œuvre théâtrale, c'est que Aliaa Khachouk s'est inspirée de la tradition grecque dans laquelle un chœur est présent. Formé d'hommes et de femmes, il représente la voix de la cité, la conscience de la communauté. Il montre que la violence dont il est question, elle est commune à tous. Elle est universelle.
De plus, la dramaturge s'est inspirée du Cantique des Cantiques, un livre qui, dans la littérature chrétienne, est le plus poétique, le plus romantique. Ce cantique aux aspects liturgiques vient rythmer la pièce dans les échanges entre l'actrice, seule sur scène, incarnant la victime, et le chœur. C'est aussi antithétique par rapport au sujet de la pièce. De ce contraste entre l'ombre et la lumière devrait émerger une forme de beauté.
La pièce sera présentée au Centre des loisirs de Saint-Laurent, à Montréal, les 15 et 16 octobre, à guichet fermé. Aliaa Khachouk nous avait bien prévenu de nous empresser de nous emparer des billets qui restaient, car elle prédisait déjà un achalandage pour sa pièce. Après tout, comme elle le dit avec confiance, elle a beaucoup d'amis!
Et ceux-ci lui sont fidèles. Pour ce qui est de ceux qui participent au chœur, ce sont des artistes amateurs qui ressentent le besoin de participer à ce rassemblement aux visées thérapeutiques. La dramaturge salue leur dévotion pour le projet. De son côté, elle ne ménage aucun effort pour voir s'accomplir son projet: elle a fourni elle-même les accessoires scéniques et a nourri elle-même ses convives tant qu'elle le pouvait.
Bien sûr, elle souhaite que son projet ait une longue vie et qu'il puisse se reproduire dans d'autres contextes. Sinon, il pourra toujours agir comme une manière d'acquérir une certaine visibilité dans le paysage artistique québécois. L'artiste n'a pas dit son dernier mot. Déjà, un prochain projet se met en branle. Infatigable, Aliaa Khachouk voit l'avenir avec assurance. Avec elle, de nombreux autres artistes cherchent aussi leur place au soleil.
Dans la même catégorie
2024/03/22 | La Cour d’appel balise le droit des femmes à l’égalité |
2024/03/22 | Solidarité Mont-Carmel |
2024/03/20 | La propagande 101 comme arme de guerre |
2024/03/20 | Francophones : augmentation de six millions en un an, mais... |
2024/03/15 | Le pied à Papineau |