Cet article est paru dans l’édition du journal Le Monde daté du 21 octobre 2022
Le 8 mars 1979, la féministe américaine Kate Millett (1934-2017) défile à Téhéran avec les Iraniennes qui y célèbrent, pour la première fois, la Journée internationale des droits des femmes. Cette intellectuelle de renom, autrice d’un livre consacré au patriarcat, entend soutenir les femmes qui ont été à l’avant-garde du soulèvement contre le chah, et qui protestent maintenant contre l’emprise du nouveau gouvernement islamique. Ce jour-là, Kate Millett et ses amies iraniennes voient s’abattre sur elles la violence des milices du régime, qui hurlent « Le foulard ou la raclée ! »(« Ya rousari, ya tousari ! »).
Menacée à la fois comme Américaine et comme lesbienne, Kate Millett est bientôt expulsée par le gouvernement, qui l’accuse d’être un agent de l’étranger. « Je ne sais pas très bien ce que ces mots veulent dire, se souvient-elle dans son beau récit En Iran (Des femmes, 1981). Un agent de quoi ? D’un autre gouvernement ? Dans ce cas, lequel ? Des complots et des invasions idéologiques ? Est-ce que le féminisme international a des agents ? » À cette question, hier comme aujourd’hui, les islamistes répondent oui. Mais ils ne sont pas les seuls. Que le féminisme soit une idéologie au service de l’impérialisme, une perversion occidentale, voilà une idée que l’on retrouve aussi dans une partie des élites occidentales.
Bien avant Ali Khamenei, le Guide suprême de la Révolution islamique, aux yeux duquel la révolte actuelle ne peut être qu’un complot ourdi par des « puissances ennemies », l’ayatollah Khomeyni dénonçait déjà les femmes qui refusaient le voile obligatoire, et les hommes qui étaient solidaires, comme des traîtres, des espions, des agents « contre-révolutionnaires ». Bientôt, sur les campus des États-Unis et d’Europe de l’Ouest comme dans les cercles de la gauche dite « postcoloniale », une même idée allait se répandre : la solidarité des femmes occidentales avec leurs sœurs en terre d’islam masquerait souvent un état d’esprit condescendant, voire raciste ; les militantes qui se réclament d’un féminisme universaliste, en vertu duquel le mot d’ordre « Mon corps m’appartient ! » doit être défendu partout de la même manière, seraient aveuglées par leurs œillères occidentalo-centrées, et donc complices de la domination « blanche ».
« Ralliement » à une entreprise colonialiste
Dans les universités américaines les plus prestigieuses, une telle argumentation fait l’objet de maints discours savants. En France, si la problématique postcoloniale a nourri moins de travaux élaborés, elle a toutefois inspiré une multitude d’articles engagés, et quelques livres d’intervention. Paru en 2012, le bref essai intitulé Les Féministes blanches et l’empire (La Fabrique), assez léger intellectuellement, n’en aura pas moins marqué une étape. Ses auteurs, Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem, y formulaient cette thèse appelée à être largement reprise : l’« obsession » des féministes pour le voile islamique marque leur « ralliement » à une entreprise colonialiste et raciste.
Depuis lors, on aura pu lire toutes sortes de textes, académiques, journalistiques ou politiques, martelant peu ou prou la même idée. « Mon corps ne m’appartient pas. Aucun magistère moral ne me fera endosser un mot d’ordre conçu par et pour des féministes blanches (…). J’appartiens à ma famille, à mon clan, à ma race, à l’Algérie, à l’islam », résumait la fondatrice du Parti des indigènes de la République, Houria Bouteldja. Coutumière de propos tranchés, cette dernière n’a pas hésité à écrire que le président iranien Mahmoud Ahmadinejad était devenu son « héros » quand il déclarait, en 2007, qu’il n’y avait pas d’homosexuels en Iran : « La rhétorique persane à l’usage des progressistes blancs fait mouche », s’est-elle enthousiasmée.
Rappeler que Houria Bouteldja se trouve publiquement défendue par des figures culturelles de la gauche comme la sociologue Christine Delphy, la philosophe Isabelle Stengers ou la récente Prix Nobel de littérature Annie Ernaux, c’est constater combien ce type de positions, loin d’être marginales, ont pesé de tout leur poids sur la scène intellectuelle et militante.
Depuis plusieurs décennies, les féministes universalistes se trouvent fustigées comme des suppôts de l’impérialisme, qui « instrumentalisent » la cause des femmes pour mieux stigmatiser les musulmans. Prises en tenaille entre deux forces qui ont fait d’elles leur cible commune (islamisme d’un côté, gauche radicale de l’autre), ces féministes ont été condamnées à une invisibilisation inexorable.
Double geste internationaliste
De ce point de vue, le soulèvement en cours est susceptible de changer le rapport de force. À l’heure où les Iraniennes se découvrent la tête au péril de leur vie, qui osera faire du voile une « obsession » propre aux « Blanches » impérialistes ? À l’heure où les étudiantes de Téhéran arrachent le vêtement que les islamistes imposent partout où ils le peuvent, qui s’autorisera à traiter ces femmes de « musulmanes islamophobes », selon une formule abondamment utilisée, ces dernières années, pour faire taire les musulmanes élevant la voix contre l’islamisme.
En défiant les mollahs, les Iraniennes accomplissent ainsi un double geste internationaliste : d’une part, elles redonnent espoir à toutes les femmes qui subissent le joug islamiste en terre d’islam ; d’autre part, elles rendent justice aux féministes occidentales qui considèrent que leur combat est sans patrie ni frontières. « Ne nous laissez pas seules avec les mollahs ! », lançaient les Iraniennes, en 1979, à Kate Millett et ses camarades. Quatre décennies plus tard, ces mêmes Iraniennes pourraient bien, à leur tour, briser la solitude des féministes en Occident.
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