Andrée Ferretti nous a quittés le 29 septembre dernier à l’âge de 87 ans. Pour lui rendre hommage, nous republions un texte paru en octobre 1987 dans le no 57 de l’aut’journal. Ce texte représente, selon nous, l’essence même de la pensée politique de Mme Ferretti par sa défense de la culture québécoise. Il a été écrit pour exprimer son opposition au traité de libre-échange nord-américain. Comme elle l’a fait tout au long de sa carrière, la passionaria de l’indépendance n’hésite pas à fustiger les leaders indépendantistes, dans ce cas-ci MM. Parizeau et Landry, lorsqu’elle croit qu’ils errent. Dans ce cas-ci, force est d’admettre que les événements lui ont donné raison (NDLR).
Je voudrais m’employer à démontrer, ne serait-ce que pour l’instruction de messieurs Parizeau et Landry dont les voix, elles, étrangement, trouvent soudain un si puissant écho dans nos médias, en quoi et pourquoi un tel accord, quelles qu’en soient les conséquences, bonnes ou mauvaises, pour le Canada, constitue la pire menace qui n’ait jamais pesé sur l’avenir de la nation québécoise, puisqu’elle met en péril notre identité avec son corollaire, notre créativité.
Après les échecs répétés et couteux des solutions économistes aux problèmes structurels d’un développement capitaliste traditionnel dans les sociétés post-industrialisées – erreurs également commises par le gouvernement péquiste – ce sont les investissements dans les industries culturelles (principalement dans les arts, les sciences, l’informatique et les communications) qui sont devenus le nouveau système nerveux du développement économique et de l’organisation sociale des sociétés contemporaines, entraînant un complet renversement des rapports entre économie et culture, celle-ci remplaçant celle-là comme pouvoir fondateur de tous les autres pouvoirs. Il nous faut donc absolument comprendre que, moins que jamais auparavant, il ne peut y avoir de souveraineté culturelle sans souveraineté économique et vice-versa et qu’elles ne peuvent s’exercer, dans notre monde presque exclusivement composé d’États-nations, que dans le cadre de la souveraineté nationale.
Procéder à l’atomisation des sociétés
Avec l’avènement de la révolution technologique et des transformations qu’elle opère dans tous les domaines, particulièrement dans ceux de l’informatique et des communications, nous assistons en effet à une transformation majeure, à l’échelle internationale, de mode de production et de distribution des biens et des services qui porte à un degré encore jamais atteint la puissance des pays déjà dominants et, à l’inverse, décuple la dépendance des autres.
Bien que ce phénomène soit fort connu et évidentes ses conséquences, je crois utile de rappeler qu’il tient essentiellement au fait que la condition sine qua non d’un rendement profitable du nouvel ordre économique basé sur l’industrie culturelle est sa pleine capacité d’expansion mondiale. D’où la nécessité pour les gestionnaires des grandes entreprises transnationales qui proviennent toutes des pays hautement industrialisés et technologisés et largement dominés par les États-Unis, de procéder à l’atomisation des sociétés, à l’uniformisation de leurs besoins et à la limitation maximale du degré d’imprévisibilité de l’action sociale.
Nous assistons ainsi à la mise en place des structures propres à l’exercice d’une démocratie de plus en plus restreinte dans laquelle l’ultime pouvoir de décision appartient aux gestionnaires du savoir, c’est-à-dire à ceux qui maîtrisent les sciences et les techniques de manière à contribuer à un développement toujours plus poussé et plus rapide de l’informatique et des télécommunications, puisque ce sont ces technologies qui permettent de prévoir les situations, d’une part, et, d’autre part, de conditionner les mentalités et les comportements. D’où l’actuelle diffusion dans le monde entier, par les puissances qui contrôlent les télécommunications, d’une prolifération de discours contre l’interventionnisme des États dans les économies nationales.
Vers l’uniformisation des modes de vie
Cette critique négative du rôle des États et la valorisation de l’entreprise privée n’ont rien à voir avec un supposé néo-libéralisme, car, loin d’avoir pour objectif de rétablir le pouvoir capitaliste traditionnel et la reprise des économies nationales, elle ne vise, au contraire, qu’à lever les derniers obstacles à la performativité internationale des industries oligopolistiques qui exigent l’uniformisation générale des modes de vie, des savoirs et des savoir-faire.
Ce qui explique le rôle prépondérant que, dans leur stratégie, les gestionnaires accordent à la production culturelle. Il s’agit pour eux, par le biais d’une programmation et d’une diffusion massive des mêmes informations et des messages, de provoquer partout et en même temps, les mêmes besoins, d’inculquer les mêmes goûts, de développer les mêmes compétences, de répandre les mêmes idées, de promouvoir les mêmes valeurs. Il s’agit, en bref, de détruire le potentiel productif de chaque société qui tient à l’originalité de sa culture nationale, à sa manière spécifique d’attribuer utilité et signification aux objets et aux idées. Il s’agit, en bref, de pulvériser toutes les différences culturelles afin de transformer les personnes et les nations en consommatrices passives de tout ce qui dérive des innovations technologiques produites par les firmes transnationales.
Avec comme résultats déjà observables, selon des analyses publiées dans différents numéros de Le Courrier de l’UNESCO, une civilisation mondiale basée sur l’imitation des formes d’expression américaines au détriment de la création selon les valeurs esthétiques, intellectuelles et morales propres à chaque nation, même dans des pays qui possèdent de riches traditions culturelles et qui jouissent de la souveraineté politique.
Développer notre créativité en sauvegardant notre identité
J’espère que je porte d’assez gros sabots pour qu’on me voie venir et que je n’aurai pas besoin d’insister davantage pour faire sentir combien il est capital que nous ne participions pas à aucun acte politique dont nous ne contrôlerions pas entièrement toutes les implications. Or, à l’intérieur du Canada, le Québec ne dispose d’aucun des pouvoirs majeurs nécessaires à l’élaboration et à l’application de politiques nationales en matière de communication qui sont devenues le moteur principal du développement, non plus qu’en aucune autre matière de contrôle économique, ni, enfin, en matière de relations internationales.
À la lumière de ces données, il me semble qu’il est facile de voir l’énormité du danger que représente pour le peuple québécois un éventuel traité global de libre-échange entre le Canada et les États-Unis et qui aurait pour effet incontournable de le soumettre aux impératifs d’expansion d’une puissance industrielle, financière, politique et militaire fondée sur son impérialisme, en plus de le lier à un modèle de société où règnent les pires inégalités sociales et la violence sous toutes ses formes.
Que messieurs Mulroney et Bourassa feignent de l’ignorer est terrifiant, mais attendu. Que messieurs Parizeau et Landry ne l’appréhendent pas est plus étonnant, votre incompréhensible, si on veut bien continuer à croire à la sincérité de leur engagement dans la défense des intérêts du peuple québécois.
Non, il ne vaut vraiment pas la peine, en réaction contre le Canada, de nous jeter dans les bras des États-Unis. Aujourd’hui comme jadis et naguère, le meilleur moyen de garantir notre existence est de développer notre créativité en sauvegardant notre identité. Elle est la voie royale qui nous permettra de prendre avec avantage le tournant décisif de la révolution technologique.
Une cérémonie d’adieu aura lieu le vendredi, 11 novembre, de 13h00 à 18h00, au Salon Memoria, 1115, rue Laurier Ouest, Montréal (courte période de témoignages à 15h30