Redistribuer les richesses pour sauver la planète

2022/11/09 | Par Thomas Piketty

Cet article a été publié dans l’édition datée du 7 novembre du journal Le Monde

Thomas Piketty est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, École d’économie de Paris
 

Disons-le d’emblée : il est impossible de lutter sérieusement contre le réchauffement climatique sans une redistribution profonde des richesses, à l’intérieur des pays comme à l’échelle internationale. Ceux qui prétendent le contraire mentent à la planète. Et ceux qui prétendent que la redistribution est certes souhaitable, sympathique, etc., mais malheureusement impossible techniquement ou politiquement, mentent tout autant. Ils feraient mieux de défendre ce en quoi ils croient (s’ils croient encore à quelque chose) plutôt que de se perdre dans des postures conservatrices.

La victoire de Lula face au camp de l’agrobusiness au Brésil redonne certes un peu d’espoir. Mais elle ne doit pas faire oublier que tant d’électeurs restent sceptiques face à la gauche sociale-écologique et préfèrent s’en remettre à la droite nationaliste et antimigrants, au Sud comme au Nord, comme l’ont montré les élections en Suède et en Italie. Pour une raison simple : sans une transformation fondamentale du système économique et de la répartition des richesses, le programme social-écologique risque de se retourner contre les classes moyennes et populaires. 

La bonne nouvelle (si l’on peut dire) est que les richesses sont tellement concentrées au sommet qu’il est possible d’améliorer les conditions de vie de l’immense majorité de la population tout en luttant contre le changement climatique, pour peu que l’on se donne les moyens d’une redistribution ambitieuse. Autrement dit, chacun devra naturellement changer profondément son mode de vie, mais il est possible de compenser les classes populaires et moyennes pour ces changements, à la fois sur le plan financier et en donnant accès à des biens et services moins énergivores et davantage compatibles avec la survie de la planète (éducation, santé, logement, transport, etc.). Cela passe par une réduction drastique du niveau de fortune et de revenu des plus riches, et c’est la seule façon de constituer des majorités politiques pour sauver la planète.
 

Taxation d’exception

Les faits et les chiffres sont têtus. Les milliardaires mondiaux ont poursuivi leur progression stratosphérique depuis la crise de 2008 et pendant la pandémie de Covid-19 et ont atteint des niveaux inédits. Comme l’a montré le rapport sur les inégalités mondiales 2022, les 0,1 % les plus riches de la planète détiennent désormais à eux seuls quelque 80 000 milliards d’euros de capitaux financiers et immobiliers, soit plus de 19 % des patrimoines à l’échelle mondiale (l’équivalent d’une année de PIB mondial). La part détenue par les 10 % les plus riches atteint 77 % du total, contre seulement 2 % pour les 50 % les plus pauvres. En Europe, que les élites économiques aiment présenter comme un havre d’égalité, la part des 10 % les plus riches est de 61 % du patrimoine total, contre 4 % pour les 50 % les plus pauvres.

En France, les cinq cents plus grandes fortunes sont passées à elles seules entre 2010 et 2022 de 200 milliards à 1 000 milliards, c’est-à-dire de 10 % du PIB à près de 50 % du PIB (soit deux fois plus que tout ce que possèdent les 50 % les plus pauvres). D’après les données disponibles, le total de l’impôt sur le revenu acquitté par ces cinq cents fortunes a représenté sur toute cette période l’équivalent de moins de 5 % de cet enrichissement de 800 milliards. C’est d’ailleurs cohérent avec les déclarations de revenus des milliardaires états-uniens révélées en 2021 par l’organisme ProPublica, et qui montrent un taux d’imposition moyen du même ordre. En instituant une imposition exceptionnelle de 50 % sur cet enrichissement, ce qui n’aurait rien d’excessif à un moment où les petites épargnes durement accumulées acquittent un impôt inflationniste de 10 % par an, le gouvernement français pourrait réunir 400 milliards d’euros.

On peut imaginer d’autres formules, mais le fait est que les montants sont vertigineux : ceux qui prétendent qu’il n’y a rien de substantiel à récupérer de ce côté-là ne savent tout simplement pas compter. Pour mémoire, le pouvoir en place vient de mettre son veto cette semaine à une décision de l’Assemblée nationale d’augmenter les investissements dans la rénovation thermique des bâtiments (12 milliards d’euros) et dans les réseaux ferroviaires (3 milliards), en expliquant que nous n’avions pas les moyens de telles largesses. D’où la question : le gouvernement sait-il compter, ou bien fait-il passer les intérêts d’une petite classe devant ceux de la planète et de la population, qui aurait tellement besoin de logements rénovés et de trains qui arrivent à l’heure ?

Au-delà de cette taxation d’exception des cinq cents plus grandes fortunes, c’est évidemment l’ensemble du système fiscal qu’il faut revoir, en France, comme dans tous les pays du monde. Au cours du XXe siècle, l’impôt progressif sur le revenu a été un immense succès historique. Les taux d’imposition de l’ordre de 80-90 % appliqués aux plus hauts revenus sous Roosevelt et pendant un demi-siècle (81 % en moyenne de 1930 à 1980) ont coïncidé avec la période de prospérité, d’innovation et de croissance maximale des États-Unis. Pour une raison simple : la prospérité dépend avant tout de l’éducation (et les États-Unis étaient très en avance sur le monde à ce moment-là) et n’a absolument pas besoin d’une inégalité stratosphérique. Au XXIe siècle, il faudra étendre cet héritage à l’impôt progressif sur la fortune, avec des taux de 80-90 % sur les milliardaires, et mettre à contribution les 10 % des patrimoines les plus élevés. Il faut aussi et surtout qu’une part substantielle des recettes pesant sur les plus riches soit versée directement aux pays les plus pauvres, en proportion de leur population et de leur exposition au changement climatique. Les pays du Sud ne peuvent plus attendre chaque année que le Nord daigne tenir ses engagements. Il est temps de penser le monde suivant, sinon c’est lui qui se transformera en cauchemar.