Pourquoi avoir ciblé le livre de Pierre Vallières

2022/11/16 | Par Pierre Dubuc

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Le débat autour du livre de Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique a fait couler beaucoup d’encre et de salives. La journaliste canadienne-anglaise Wendy Mesley a démissionné après avoir été suspendue pour avoir cité le livre de Vallières dans deux réunions de travail. La professeure Lieutenant-Duval a été suspendue par la direction de l’Université d’Ottawa pour la même faute. Le CRTC a exigé de Radio-Canada des excuses publiques pour la chronique de Jonathan Livernois à l’émission Le 15-18, de l’animatrice Annie Desrochers sur les ondes de Radio-Canada. Encore une fois, c’est le livre de Vallières qui est en cause. À chaque occasion, le débat s’est centré sur l’utilisation du mot « nègre » dans le titre du livre. Mais si l’enjeu était plutôt l’œuvre de Vallières elle-même.
 

Réémergence du livre de Vallières

À notre connaissance, le débat sur Nègres blancs d’Amérique origine d’un article du journaliste de La Presse Mathieu Perreault qui, dans l’édition du 7 janvier 2019, prenant prétexte de la publication de la biographie de Pierre Vallières par Daniel Samson-Legault (Dissident, Québec-Amérique), a donné la parole à des auteurs du Canada anglais sur leur compréhension de la signification du titre de l’ouvrage de Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique, en se demandant si « après SLÀV et à l’heure du racisme systémique, peut-on encore lire Nègres blancs ? »

La question en elle-même (Peut-on encore lire Nègres blancs !!!) est absolument incroyable et les réponses sont tout aussi ahurissantes. C’est Non ! Comme si « Nègres blancs » était un Mein Kampf québécois!

David Austin, professeur au collège John-Abbott, auteur du livre Fear of a Black Nation : Race, Sex and Security in Sixties Montreal, affirme qu’« en 1968, ça pouvait évoquer la solidarité, mais de nos jours, les gens à la marge se sentent assiégés, avec le profilage racial, d’autant plus que les Canadiens français sont au pouvoir. Alors reprendre l’expression devient intolérable ».

Bruno Cornellier, professeur à l'Université de Winnipeg, auteur de l’article « The Struggle of Others : Pierre Vallières, Quebecois Settler Nationalism, and the N-Word Today », Discourse, 2017 parle d’une « métaphore grotesque » et soutient que « ce mec des années 60 ne comprenait clairement pas du tout ce que c’était d’être noir, le concept de négritude ».

Quant à Corrie Scott, professeure à l'Université d’Ottawa, auteure du livre De Groulx à Laferrière : un parcours de la race dans la littérature québécoise, elle soutient que « dans un renversement quelque peu étrange, le “nègre blanc” favorise une prise de conscience de la blancheur des Québécois comme base sur laquelle repose leur revendication de l’égalité économique. Autrement dit, même si Vallières se dit “ nègre blanc ” et malgré ses éloges contre le racisme, nous savons que le message sous-jacent est le suivant : je ne devrais pas être traité de nègre puisqu’après tout, je suis un homme blanc ».

Dans un chapitre du livre 11 brefs essais contre le racisme (Somme toute) paru en 2019, Cheikh Tidiane Ndiaye, le père du rappeur Webster, voit lui aussi dans ce titre « l’expression d’une exclusion des Autres dans une stratégie de construction de l’identité québécoise », « car en se disant ‘‘nègre blanc’’, on affirme justement sans ambiguïté que ce qui est le plus scandaleux dans la condition québécoise, ce n’est pas que nous soyons des ‘‘Nègres’’, mais des Blancs (et rien que des Blancs) qui se voient traités comme des ‘‘Nègres’’ ».

Dans un article paru dans la revue Liberté (numéro 326, hiver 2020), sous le titre « Maîtres chez l’Autre », la journaliste Émilie Nicolas pose la question : « Lorsqu’on se disait nègres blancs, aspirait-on à abolir les inégalités raciales, ou à reprendre la place qui revenait de ‘‘droit’’ aux héritiers de la grande civilisation française ? Cherchait-on à mettre fin à l’exploitation économique, ou à devenir un peuple patron ? »
 

La lutte des Noirs : une source d’inspiration

L’approche de tous ces auteurs est totalement ahistorique et carrément malhonnête. Au début des années 1960, les conditions des ouvriers québécois s’apparentaient à celles des Noirs américains. Onze années d’école pour les hommes noirs contre dix pour les Canadiens français, le salaire moyen des premiers représentant 54 % de celui des Blancs et celui des seconds à peine 52% de celui des hommes anglophones, bilingues ou unilingues. La stratification sociale était si peu développée que l’expression « nation prolétaire » pouvait avoir un sens. L’utilisation de l’expression « nègres blancs » et le poème de Michèle Lalonde, Speak White, n’était que l’envers, dans un effet miroir, du discours de l’oppresseur anglophone et de son arrogant « Speak White ».

C’est insulter la mémoire des militants indépendantistes de l’époque que de laisser croire qu’ils utilisaient ces expressions pour affirmer leur « blanchitude ». Au contraire, elles témoignaient plutôt de leur désir de s’identifier à la lutte des Noirs, dont la télévision nous présentait des images de leur extraordinaire courage devant les matraques, les chiens, les jets d’eau et les balles de la Garde nationale américaine.

C’est dans le même esprit que le mouvement étudiant francophone et les indépendantistes ont apporté en 1969 leur soutien aux étudiants noirs anglophones de Sir George Williams dans leur lutte contre le racisme de leurs professeurs, alors que les associations étudiantes anglophones les abandonnaient et que des anglophones scandaient « Burn, Niggers, Burn » et «Let the Niggers Burn», lorsqu’un incendie s’est déclenché dans leurs locaux à la suite d’une intervention policière. C’est ce soutien que tait sciemment Émilie Nicolas dans son article publié dans Le Devoir (9 février 2019) consacré à l’« Affaire Sir George Williams ».
 

La position des Black Panthers

La position révisionniste des auteurs cités précédemment n’était pas celle des Black Panthers. Dans leur livre Black Against Empire, The History and Politics of the Black Panther Party, University of California Press (2013), Joshua Bloom et Waldo E. Martin Jr soulignent la participation d’indépendantistes québécois à la conférence internationale Hemispheric Conference to Defeat American Imperialism, qui s’est tenue à Montréal le 29 novembre 1968, à laquelle participaient 1 500 délégués de toutes les régions des Amériques et qui a consacré le leadership du Black Panther Party. Les Black Panthers avaient même demandé à Pierre Vallières de prononcer le discours de clôture.

Dans Les Héritiers de Papineau (Québec Amérique, 1986), Pierre Vallières rappelle que les felquistes reconnaissaient ce leadership des Panthers et la perspective qui était alors la leur : « Comme les radicaux du mouvement noir américain (SNCC, Black Panthers), nous avions le sentiment de participer par notre action à la construction d’une avant-garde continentale et multiraciale ».

Rappelons que Pierre Vallières et Charles Gagnon s’étaient réfugiés à New York auprès de groupes de militants des Black Panthers après la dislocation par les forces policières du réseau felquiste qu’ils venaient de mettre en place. Vallières et Gagnon ont été emprisonnés pour avoir manifesté devant les Nations Unies pour réclamer le statut de prisonniers politiques pour leurs camarades incarcérés à Montréal et faire connaître au monde entier la lutte de libération nationale du peuple québécois.

C’est au Tombs, la sinistre Manhattan House of Detention for men où la très grande majorité de la population carcérale était composée de Noirs, que Vallières a écrit Nègres blancs d’Amérique après une grève de la faim de 29 jours. Pierre Graveline affirme que Vallières lui a confié que c’est un Noir qui lui a suggéré le titre de Nègres blancs.

S’en prendre aujourd’hui au livre de Vallières, c’est envoyé à la classe dirigeante canadienne un message clair de ses choix politiques : nous nous dissocions du mouvement indépendantiste québécois. Pour que le message soit reçu cinq sur cinq – et faire part de son intérêt pour une future candidature libérale ? – Émilie Nicolas a salué la candidature de Kamala Harris à la vice-présidence des États-Unis. (« Manifester fonctionne, Le Devoir, 13 août 2020). Nous sommes loin des Black Panthers et du mouvement Black Lives Matter.