Avec la lancée le 30 novembre 2022 de ChatGPT, un outil capable de répondre à des questions avec des textes étonnamment fouillés et nuancés et ce, en plusieurs langues, la question de l’intelligence artificielle (IA), de son avenir et de ses possibilités, est sur toutes les lèvres. Il semble que ce domaine de recherche qui, depuis des décennies, promet mer et monde pour finalement livrer seulement quelques hors-d’œuvres, est maintenant sur une lancée et fait rapidement des avancées majeures.
J’ai interrogé Dave Anctil, chercheur à l’Observatoire sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA), sur les impacts que l’IA est susceptible d’avoir, de façon globale, sur notre rapport à la langue dans le contexte de concurrence avec l’anglais qui règne au Québec.
FL : Qu’est-ce qui a changé en IA récemment? Pourquoi en parle-t-on autant actuellement? Effet de mode ou avancées réelles?
DA : Ce n’est certainement pas un effet de mode! Les avancées en apprentissage profond sont très réelles et ne font que commencer à bouleverser la société. La performance de ces systèmes n’est pas aussi surprenante pour les chercheurs dans le domaine de l’IA. Car les innovations derrière les algorithmes et applications dont on parle ici – les grands modèles langagiers – ont été découverts et testés en laboratoire depuis plusieurs années. Dès 2017, nous savions qu’ils allaient obtenir d’excellents résultats pour la génération de textes, d’images ou pour coder. Ce qui se passe actuellement est le fruit d’immenses investissements en recherche qui ont porté fruit et qui transformeront en profondeur nos sociétés.
FL : L'IA soulève d’importants enjeux linguistiques. Par exemple, ChatGPT est capable de rédiger des textes qui ne trahissent pas immédiatement leur origine « artificielle » et ce, en de nombreuses langues. DeepL est un autre programme qui permet de traduire des textes dans plusieurs langues avec un haut degré d’exactitude. Est-ce que ces technologies auront/devraient avoir un impact sur l'apprentissage de l'anglais au Québec?
DA : À court terme, je dirais qu’il y aura peu d’effets perceptibles sur les dynamiques linguistiques. Mais, à long terme, ça pourrait diminuer la pression pour l'anglicisation ici et ailleurs. En interagissant avec le numérique dans notre langue maternelle ou de choix, à l’écrit comme à l’oral, la nécessité de maîtriser l’anglais pour bien maîtriser les outils va diminuer graduellement. On ne s'en rend pas bien compte au Québec puisque la majorité des francophones sont à l'aise en anglais ou bien sont bilingues anglais-français, ce qui n’est pas du tout le cas dans la majorité des pays non-anglophones. Le monde numérique (réseaux sociaux, plateformes de diffusion, etc.) fut un facteur d'anglicisation parce qu'il est absolument dominé par l'anglais, surtout depuis l’avènement des médias sociaux.
Le grand changement viendra de la diffusion gratuite de la traduction simultanée. Par exemple, la société Meta (Facebook) est en train de peaufiner son traducteur universel (Universal Speech Translator) qui permettra d’interagir avec quiconque dans sa propre langue, à l’écrit comme à l’oral, sur les réseaux sociaux, dans les espaces virtuels, etc. La traduction simultanée sera omniprésente, puisque les gros joueurs comme Google, NVIDIA ou OpenAI ont le même projet, avec à peu près la même approche technique. Également, il faut spécifier que la traduction technique et scientifique est plus efficace encore que la traduction du langage familier. Dès aujourd’hui, l’on pourrait donc tenir des réunions multilingues ou des congrès scientifiques avec traduction simultanée sans devoir tout sacrifier à la norme de l’unilinguisme anglais qui s’est installée au même rythme que la pénétration du numérique. En Asie, par exemple, on utilise déjà beaucoup ces outils sans gêne aucune, car on perçoit l’anglais comme un simple outil pratique et non comme un marqueur de statut social.
Chez nous l’anglais possède cependant une aura prestigieuse et constitue un puissant marqueur de statut social. Par la même logique, l’anglais est une source d’inégalité et de discrimination systémique pour les personnes qui ne le maîtrisent pas assez bien. C’est ce prestige artificiel qui pourrait ralentir l’adoption naturelle des outils d’IA, contribuant ainsi au multilinguisme réel de l’humanité. À mon avis, l'anglais restera important dans les domaines des sciences et technologies. Mais l’IA langagière fera diminuer la pression pour maîtriser parfaitement cette langue, d’abord à l’écrit puis à l’oral.
En tenant compte des technologies existantes et des applications langagières qui déferleront dès cette année, nous pourrions diminuer le temps consacré à l’apprentissage de l’anglais pour en consacrer plus à la lecture française, ainsi qu’aux connaissances et compétences lacunaires. Et je prédis même que l’apprentissage des langages de programmation sera bientôt réservé aux seuls ingénieurs. Car les modèles à la fine pointe de l’IA permettent aussi de développer des logiciels et interfaces pour coder à partir du langage naturel et de la logique, avec quelques notions techniques sans plus, et bien sûr par commandes vocales pour les gens qui ne voudraient plus toucher à leur clavier.
FL : Donc, la traduction pouvant offrir un niveau équivalent à ce qui est entré par l’utilisateur dans sa langue maternelle (garbage in = garbage out), le facteur limitant va devenir, en quelque sorte, la maitrise de la langue source ou maternelle de l’utilisateur et non sa maitrise de la langue cible? Donc on pourrait envisager que le développement d’IA efficaces rende plus important la maitrise plus poussée du français afin de pouvoir les utiliser à leur plein potentiel?
DA : C’est mon avis. Les gourous de l’apprentissage précoce de l’anglais nous ont fait croire que ce bilinguisme était la panacée en éducation. Or, ce n’est pas du tout ce que nous observons sur le terrain de l’enseignement supérieur et ce n’est pas non plus ce que démontre la recherche. Le fait de vivre constamment dans le bilinguisme est aussi porteur de confusions et de difficultés d’apprentissage, et le temps consacré à l’anglais est autant de temps qui n’est pas consacré au français, au raisonnement, aux connaissances fondamentales, à la créativité et à la citoyenneté. Les outils d’IA qui accompagneront désormais les étudiants, les professionnels et les citoyens récompenseront les visionnaires et les créatifs curieux. Ils vont demander de savoir mobiliser des idées, des valeurs et des savoirs en amont, afin de réaliser n’importe quel projet, assistés par des partenaires artificiels. La question des finalités deviendra plus importante que celles des moyens.
FL : Devant tout ça, n’est-ce pas ironique de constater que l’IA est, à Montréal, un domaine où règne un unilinguisme anglais à peu près monolithique? Comment expliquer cette situation?
DA : Les domaines de la techno et des sciences naturelles ont été les premiers à s’angliciser, notamment parce que les institutions universitaires états-uniennes sont devenues l’épicentre de la recherche internationale. La mondialisation explique ensuite une bonne partie des incitations qui ont joué en faveur de l’hégémonie de l’anglais au nom de la mobilité et de l’ascension économiques. Au Québec et au Canada, la question est aussi politique. L’anglicisation accélérée de notre société fut décidée par le gouvernement du Québec, conformément à la volonté du patronat et des partis fédéralistes. Il faudra des années et beaucoup de volonté politique pour faire reculer ces tendances. Je soutiens que les technologies d’IA dont je parlais aideront à diminuer les incitations à l’anglicisation de notre système d’éducation et de nos milieux de travail au nom de ces impératifs économiques. Par exemple, à partir du moment où il devient possible de servir des clients ou d’interagir avec des partenaires étrangers dans des centaines de langues différentes, à l’aide de la traduction simultanée et la génération de textes par des IA, à quoi bon exiger que tous les employés maîtrisent l’anglais? Cela deviendra complètement inutile, en particulier à l’heure des pénuries sectorielles de main d’œuvre…
FL : Dans un monde où les IA ont de plus en plus d’impact sur toutes sortes de tâches, quelles aptitudes intellectuelles devraient on chercher à développer chez les élèves? Faudrait-il d’ores et déjà commencer à prendre l’IA en compte dans le développement des cursus scolaires?
DA : Je pense que notre système d’éducation doit être repensé en profondeur, loin des modes passagères et des idéologies. Dans le monde de l’IA et du numérique, il faut valoriser les capacités cognitives qui feront de nos jeunes de bons penseurs et de bons acteurs. Un bon penseur est une personne dotée de jugement et d’esprit critique. Nous devons en outre favoriser le développement de la curiosité, de la métacognition et de la créativité. Ce sont ces qualités qui permettront à nos jeunes de se démarquer des systèmes d’IA qui, bien que de plus en plus performants, sont encore loin de l’intelligence humaine. La compréhension des nouvelles technologies est importante, et il est primordial de former en continu le corps enseignant en ce sens. Mais les dispositions de nos étudiants à lire et à écrire des textes complexes et réfléchis l’est encore plus. La technologie deviendra de plus en plus « naturelle », au sens où notre interaction avec les agents et les environnements artificiels ressemblera de plus en plus aux interactions sociales normales. Miser sur les fondamentaux de l’éducation – lire, écrire, penser, débattre, créer… – est le pari le plus rationnel et le mieux adapté à la trajectoire de notre civilisation technologique. C’est aussi, oserai-je dire, la définition même d’une éducation digne d’un être humain.