Indo-Pacifique : Genèse d’une débandade à venir

2023/02/08 | Par Richard Desjardins

L’auteur est un fonctionnaire fédéral retraité.

Cet article a été publié dans l’édition du mois de janvier 2023 de L’Action nationale sous le titre :  Stratégie de l’Indo-Pacifique du gouvernement Trudeau. Genèse d’une débandade à venir
 

L’état lamentable dans lequel se trouve le Canada dans son rapport à l’Indo-Pacifique est largement le résultat d’un gouvernement incapable de comprendre la réalité du rapport de forces dans cette région et de ses propres maladresses vis-à-vis de la Chine. À trop surveiller ses arrières, le gouvernement Trudeau gouverne à vue sans vision stratégique. Ce cafouillage à répétition du premier ministre Justin Trudeau face à la Chine mine sa crédibilité et fait du Canada le dindon de la farce. Cet amateurisme, qui s’est traduit par une série de gaucheries, risque d’entraîner le pays dans la confrontation qui pointe à l’horizon et dont l’issue pourrait reléguer le pays au statut de quémandeur plutôt qu’en partenaire dans une région qui de toute apparence est déjà le centre d’un nouveau monde.

Il est difficile de trouver une explication à cette série de cafouillages du gouvernement Trudeau dans ses rapports avec la Chine. Ce gouvernement, qui se targue d’être un modèle de transparence, selon les propos que Justin Trudeau a tenus à son homologue chinois au sommet du G-20 à Bali en Indonésie, ne l’est pas. Alors qu’il annonçait son intention de rédiger une politique sur la Chine après son élection en 2015, il ne s’est jamais ouvert au public sur ses plans jusqu’à ce qu’il accouche finalement d’une stratégie l’automne dernier. Plus tôt, les médias anglo-canadiens avaient rapporté que la politique chinoise du gouvernement Trudeau était élaborée dans le bureau du premier ministre et que le ministère des Affaires étrangères (Affaires mondiales Canada) en était essentiellement tenu à l’écart. Cette révélation a eu l’avantage de préciser que la responsabilité des mésaventures de Justin Trudeau relève bien de lui.

Pour bien comprendre l’état des relations Canada-Chine, il serait utile de rappeler la genèse des maladresses du gouvernement Trudeau. Il sera ainsi plus facile de comprendre le dédain et l’impatience du gouvernement de Xi Jinping pour son homologue canadien. Nous pourrons également mieux apprécier le déficit intellectuel qui a présidé à l’élaboration de cette « stratégie de l’Indo-Pacifique ».

Le premier exemple d’une série de maladresses du gouvernement Trudeau s’est déroulé en décembre 2017, soit deux ans après sa prise du pouvoir. Au cours d’une visite qui devait mener à la signature d’une entente pour le début de négociations sur un traité commercial global, Justin Trudeau avait rencontré un mur face aux Chinois qui ne voulaient rien entendre d’inclure des clauses sur les travailleurs et les droits des femmes. Nous ne savons toujours pas pourquoi la délégation canadienne n’avait pas prévu une telle issue avant d’entreprendre ce voyage. Après quelques jours à se tourner les pouces en Chine, Trudeau est revenu au Canada bredouille.

En 2018, une conférence du G-20 se tient en Argentine. Justin Trudeau et Xi Jinping s’y retrouvent pour ce sommet de deux jours du 30 novembre au 1er décembre. Alors que Xi Jinping côtoie les grands de ce monde à Buenos Aires, le Canada procède à la détention de Meng Wanzhou lors de son passage à Vancouver à la demande expresse des États-Unis. On peut imaginer l’humiliation qu’une telle détention pouvait représenter pour le président Xi Jinping à ce moment précis. Selon une enquête du quotidien The Wall Street Journal publiée en septembre dernier, le président Xi a fait des pieds et des mains pour faire libérer ce membre de l’élite. Sans succès. Selon le quotidien new-yorkais, les fonctionnaires chinois étaient particulièrement frustrés du fait que la loi canadienne d’extradition permet justement de passer outre aux procédures d’extradition si l’intérêt national l’exige. Deux douzaines de pays, dont le Mexique, ont refusé d’obtempérer à la demande du gouvernement américain. Seul le Canada s’est activé à détenir madame Meng. Quand on sait que l’affaire Meng a fini essentiellement en queue de poisson, on peut comprendre que la Chine voit le Canada comme un valet du gouvernement américain. Deuxième maladresse.

La troisième maladresse, et non la moindre, est vraiment impardonnable. Compte tenu de ce qui avait précédé, le gouvernement Trudeau aurait pu faire preuve de prudence. Mais voilà, cette gaffe a révélé au public que ce gouvernement joue sur deux tableaux sans vraiment comprendre ce qu’il en coûte de ne pas jouer franc jeu.

J’ai moi-même suivi le sommet du G-20 à Bali à partir du réseau de télévision Phoenix (凤凰卫视) basé à Hong Kong et en partie financé par le gouvernement chinois. Phoenix a couvert de long en large ce sommet. On peut y voir le président Xi, son ministre des Affaires étrangères Wang Yi ainsi qu’une poignée de fonctionnaires rencontrer tour à tour les différentes délégations nationales présentes au G-20 dans un cadre formel. Une seule délégation n’est pas invitée, celle du Canada. Dans ce contexte, il devrait être facile de comprendre que la Chine ne veut rien savoir du gouvernement Trudeau. Le rôle du Canada dans la détention de Meng Wanzhou a laissé un goût amer. Apparemment, Justin Trudeau n’a pas compris l’impact que son geste a eu. Il a, d’une part, humilié Xi Jinping à la face du monde et, d’autre part, comme le rapporte le Wall Street Journal, infligé à la dame un tel malaise que les douaniers inquiets avaient pris la décision de leur propre chef de la mener à l’hôpital. Cette information a certainement été relayée aux autorités chinoises.

À l’insistance de Trudeau, le président chinois cède et lui accorde dix minutes dans les couloirs du site du G-20 le 15 novembre. Malgré le caractère délicat de la relation, Trudeau s’empresse de révéler aux médias le contenu de ce court échange sous la forme d’un compte rendu (readout en anglais) qui aurait porté sur les activités alléguées de la Chine dans l’élection fédérale de 2019 ainsi que la guerre en Ukraine et la Corée du Nord. Premier faux pas. Le lendemain Trudeau en rajoute en rencontrant de manière « impromptue » le président chinois au cours duquel Trudeau lui rappelle que le Canada est une démocratie où les gens ont l’habitude de discuter de manière ouverte même s’ils sont en désaccord sur certains points. Compte tenu des gaffes du premier ministre depuis 2017, Trudeau pouvait-il vraiment donner des leçons ? Deuxième faux pas.

À ce sommet du G-20 à Bali, les médias n’ont retenu que ce court échange entre Trudeau et Xi au cours duquel ce dernier critique Trudeau d’avoir révélé aux médias la teneur de leur conversation la veille. Les médias canadiens ont pris la défense de Justin Trudeau et critiqué Xi pour ses propos qui contenaient une subtile menace voilée (否则这个结果就不好说了) – « Sinon, l’issue pourrait mal tourner »). Comme il fallait s’y attendre, ils ont rapporté l’échange sans le mettre en contexte. Le communiqué qui a rendu Xi Jinping furieux est maintenant introuvable sur le site du Bureau du premier ministre (BPM). Que s’est-il passé ? Une autre gaffe ?

Nous ne saurons peut-être jamais si cette rencontre dite « impromptue » n’avait pas été en fait montée de toute pièce par l’équipe Trudeau. Le fait qu’une caméra se trouvait sur place devant Trudeau et Xi à ce moment précis peut laisser songeur. Trudeau, lui, s’en est servi pour vendre au public canadien l’image qu’il savait se tenir debout devant le colosse chinois. Nous verrons plus tard ce qu’il nous en coûtera. La dernière fois que Trudeau a tenu tête à la Chine en 2018, les fermiers canadiens et québécois ont écopé à coup de centaines de millions.

Ce que cet échange révèle de plus substantiel, c’est que notre premier ministre vaque dans des eaux peu profondes. Il n’a visiblement pas la sophistication et la finesse requises pour traiter avec les grands de ce monde. Dans le but de contrer l’image qui s’attache à lui, à savoir qu’il est faible face à la Chine, Trudeau monte une pièce où il se donne le beau rôle alors que l’on sait très bien que là où il aurait pu montrer du cran c’est dans ses rapports avec les États-Unis. S’il avait tenu tête à Donald Trump en décembre 2018 en refusant de détenir Meng Wanzhou, les fermiers canadiens ne se seraient pas vu fermer la porte de la Chine et les « deux Michaels » auraient pu éviter d’être détenus pendant près de trois ans dans les prisons chinoises pour une affaire qui ne les regardaient pas. Gouverner ainsi révèle un curieux sens de l’intérêt national et s’apparente plus à de la malhonnêteté et un manque de scrupule. D’ailleurs, c’est ce que le dictionnaire Larousse appelle être un comportement de voyou (Larousse de poche, 2005).

Et ce n’est pas tout. Alors que l’on pense avoir vu le pire, le gouvernement Trudeau vient d’hypothéquer la politique étrangère du pays dans une région cruciale pour notre prospérité avec sa stratégie de l’Indo-Pacifique. Que le gouvernement fédéral ait mis sept ans à produire un tel document d’à peine 27 pages en dit long sur son jugement. Les observateurs ont longtemps soupçonné Justin Trudeau d’être réticent à durcir le ton vis-à-vis de la Chine pour ses politiques commerciales, ses activités d’espionnage et le traitement de ses minorités. En s’enfonçant dans un mutisme permanent, il a laissé le champ libre à ses opposants pour monter l’opinion publique contre la Chine. La stratégie qu’il vient de rendre publique semble répondre aux attentes des forces d’un anticommunisme primaire si on se fie aux réactions des chroniqueurs bien en vue de cette communauté qui exerce un monopole sur le narratif dominant. Ce que ces critiques omettent de dire c’est que la confrontation qui pointe à l’horizon n’a rien à voir avec cette soi-disant lutte entre les démocraties et les autoritarismes. En présentant ainsi ce conflit, ces forces nous en disent long sur leur ignorance de l’Asie. En faussant les termes du débat, le gouvernement Trudeau et le peuple derrière lui s’enfoncent dans une voie qui risque de mal finir.

La stratégie du gouvernement Trudeau pour l’Indo-Pacifique a essentiellement pour objectif de contribuer à l’isolement de la Chine. Elle s’y applique en joignant trois des quatre autres membres du Groupe des cinq (mieux connu sous son appellation anglaise des Five Eyes), nommément les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie ainsi que le Japon. Utilisant des phrases comme « promouvoir la paix » et « renforcer la résilience des chaînes d’approvisionnement », cette stratégie cache mal ses véritables objectifs. Surtout qu’elle a été précédée de plusieurs déclarations des ministres Chrystia Freeland, Mélanie Joly et François-Philippe Champagne qui indiquent clairement que le Canada veut se prémunir contre cette menace que représente maintenant la Chine. La ministre de la Défense Anita Anand, elle, a annoncé un investissement pour accroître la présence navale canadienne dans la région, la participation des forces armées aux exercices militaires avec ses alliés et la formation des militaires dans des pays de la région (Indonésie, Malaisie, les Philippines et le Vietnam). Il est évident que la Chine est la véritable cible de ces mesures.

Avec sa nouvelle stratégie, le Canada s’engage de plain-pied dans le conflit qui couve dans la région. Ainsi, le Canada s’engage « à travailler avec ses partenaires pour repousser toute action unilatérale menaçant le statu quo dans le détroit de Taïwan, ainsi que dans les mers de Chine orientale et de Chine méridionale ». Pour ce faire et pour bien jouer son rôle de valet, le Canada « organisera, en 2023, le premier Dialogue stratégique Canada–États-Unis sur l’Indo-Pacifique, accroîtra sa présence – son analyse de soutien, ses consultations et sa diplomatie liées à la Chine – dans les missions multilatérales du Canada auprès des Nations Unies, de l’Union européenne à Bruxelles et de l’OTAN, pour prévoir les tendances politiques, économiques et sécuritaires, et s’y adapter » (p. 9 et 26). Ainsi formulé, le gouvernement Trudeau arrime sa politique étrangère à celle des États-Unis. Comment peut-il se prémunir contre tout débordement ou détournement ? Peu importe. Les États-Unis sont visiblement heureux. Commentant la nouvelle stratégie, leur ambassadeur à Ottawa, David Cohen, cité par CBC News, répondait ceci : « They have clearly woken up to a significant issue.... I don’t know what else we could ask Canada to do ». Le valet a surpassé les attentes.

Permettons-nous ici de fournir quelques données qui devraient refroidir l’ardeur de quelques-uns pour une aventure militaire en Asie. Les médias canadiens font peu de cas des efforts régionaux entre la Chine et l’Asie de l’Est (qui englobe autant la péninsule coréenne au nord, le Japon, la Chine ainsi que les pays regroupés dans l’Association des nations de l’Asie du Sud-est ou ANASE) pour s’intégrer. La signature du Partenariat économique régional global (Regional Comprehensive Economic Partnership – RCEP) entre la majorité de ces pays en novembre 2020 en a fait l’accord commercial le plus important du monde. Il concerne 30 % de la population mondiale ainsi que 30 % du PIB global. Outre sa valeur commerciale, le simple fait que tous ces pays aux cultures différentes aient pu s’entendre sur un tel accord en dit long sur les ambitions et aspirations des peuples concernés. Des chiffres récents placent le commerce bilatéral entre la Chine et l’ANASE à plus de $ US pour les 11 premiers mois de 2021.

La Chine reste le partenaire commercial le plus important pour les membres de l’ANASE. À travers son programme d’investissement de la ceinture et la route (一带一路), la Chine tente d’intégrer les économies de l’Asie du Sud-est dans un vaste réseau ferroviaire (trains de passager et de marchandise). Ainsi ce vaste harnachement rattacherait les économies du Myanmar, du Cambodge, du Laos, de la Malaisie, de Singapour, de la Thaïlande et du Vietnam à la ville de Kunming dans la province du Yunnan dans le sud de la Chine. D’autres projets d’envergure font aussi l’objet de l’intérêt de la Chine pour la région dans les secteurs de l’énergie, des métaux, de la construction et des produits chimiques. Au sommet entre l’Union européenne (UE) et l’ANASE en décembre dernier, l’ANASE a refusé d’endosser en bloc la position de l’UE sur la Russie dans le conflit l’opposant à l’Ukraine. Le communiqué conjoint s’est limité à déclarer que « la plupart des pays membres » condamnent l’agression russe. Ce refus de l’ANASE d’endosser la déclaration contre la Russie suggère que cette organisation est bien au fait des tensions entre les États-Unis et l’OTAN d’une part et la Russie et la Chine d’autre part. Où le Canada ira-t-il chercher des alliés régionaux pour contrer la Chine ?

Un autre exemple du manque de jugement du gouvernement Trudeau est la décision d’ouvrir « sa première mission aux Fidji, en s’engageant à accroître la représentation ministérielle lors des réunions du Forum des îles du Pacifique et en apportant une contribution concrète en tant que membre de l’initiative des Partenaires du Pacifique bleu » (p. 26). L’initiative des Partenaires du Pacifique Bleu apparait comme un projet américain visant à contrer l’offensive diplomatique chinoise dans la région. Fidji ne présente aucun intérêt commercial évident pour le Canada et le pays est politiquement instable avec des tentatives de coup d’État faisant régulièrement la manchette. Pourrait-il y avoir d’autres motifs de l’implication du Canada ? Nous savons que les États-Unis sont particulièrement préoccupés par l’influence chinoise dans la région, notamment dans les îles Salomon, où ils soupçonnent la Chine de vouloir éventuellement établir une base navale. Est-il prudent pour le Canada de devoir possiblement cautionner des activités subversives qui auraient justement pour effet de déstabiliser cette région ?

C’est dans cette réalité que le gouvernement Trudeau fait irruption et dénonce, non sans ironie, la Chine comme « puissance mondiale de plus en plus perturbatrice ». Alors que depuis 2003, les États-Unis ont lancé deux guerres (Irak et Afghanistan) et instigué une troisième (Ukraine), le gouvernement Trudeau, lui, se préoccupe de l’occupation de quelques îlots inhabités par la Chine dans ses eaux limitrophes.

Alors même que le gouvernement Trudeau ne souffre pas de ses contradictions, il ne se rend pas compte non plus de ce qu’il lui en coûtera de poursuivre plus avant dans cette voie. Le réveil risque d’être brutal. Des signes avant-coureurs suggèrent que d’ici l’échéance des législatives et présidentielles de l’automne 2024 à Taïwan, les événements pourraient se précipiter et mener à une confrontation majeure dans le détroit de Taïwan.

En novembre dernier, les électeurs taïwanais ont exprimé haut et fort leur opposition à la politique de la ligne dure de la présidente Tsai Ingwen. En élisant quatre des six candidats au poste de maire des six plus grandes villes taïwanaises, le Guomindang (GMD) s’est finalement fait reconnaître comme le parti le plus enclin à stabiliser les relations avec la Chine et à chercher un compromis. La présidente Tsai a promptement démissionné de son poste de présidente du parti pour assumer la responsabilité de cet échec. Le Parti progressiste démocrate (PPD) n’en baisse pas pour autant les bras. Étant le parti qui domine toujours l’assemblée législative et la présidence jusqu’à l’automne 2024, il poursuit son illusion de « protéger Taïwan en résistant à la Chine » (抗中保台). Il s’imagine que les États-Unis tiennent à protéger l’île pour sa démocratie, alors que son seul objectif est d’empêcher la Chine de briser l’encerclement que Taïwan présente à l’émergence de sa sphère de sécurité.

Le gouvernement américain sait très bien que la mise n’est pas gagnée d’avance. C’est pourquoi il a forcé, avec la complicité de l’administration Tsai, la compagnie Taïwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), le fleuron taïwanais de l’industrie mondiale du semi-conducteur, à établir des installations dans l’état de l’Arizona. C’est plus de 40 milliards $ US d’investissement que TSMC fera dans ce projet. TSMC assure les besoins mondiaux en semi-conducteurs à raison de 56 % (2022) des parts de marché selon certaines données. À la demande des États-Unis, l’administration Tsai fait aussi pression sur TSMC pour mettre fin à l’exportation de semi-conducteurs vers la Chine (qui compte pour 46 % de ses exportations selon certaines données). Il est difficile de ne pas y voir un complot pour détruire l’industrie du semi-conducteur à Taïwan. Entretemps, le gouvernement chinois a annoncé investir 143 milliards $ US dans son industrie des semi-conducteurs sur cinq ans pour se défaire de sa dépendance à Taïwan. À l’émission Across the Taiwan Strait (海峡两岸) du 14 décembre dernier, le professeur You Zixiang (游梓翔) de la Shixin University (世新大学) à Taipei ne cessait de dénoncer ce qu’il appelait une « délocalisation » (去台湾化) forcée de l’industrie des semi-conducteurs à Taïwan.

Les Taïwanais n’ont pas fini de payer le prix de cette confrontation. Les administrations américaines successives approuvent des ventes record de matériel militaire à Taïwan. Mais il y a un hic : payer d’abord, livraison plus tard. Le site USNI News, proche de la marine américaine, rapportait le 14 décembre dernier que plus de 19 milliards $ US de matériel militaire payé n’avaient toujours pas été livré, le résultat apparemment de la priorité accordée aux livraisons d’armes à l’Ukraine. Le South China Morning Post rapportait le même jour que le Congrès américain venait d’adopter une mesure permettant la vente de matériel militaire à Taïwan totalisant 10 milliards $ US sur une période de cinq ans si le secrétaire à la Défense pouvait certifier annuellement que Taïwan avait augmenté son budget de la défense. Taïwan est devenu synonyme d’une vache à lait. Comme en témoigne l’expert militaire Teng Jianqun (滕建群) à l’émission Across the Taiwan Strait le 22 décembre dernier, ces achats militaires auprès de l’industrie militaire américaine peuvent être considérés comme des « frais de protection ».

Le plus mauvais présage pour les États-Unis reste le résultat des élections municipales cité plus haut. Si l’évolution de l’opinion publique taïwanaise vis-à-vis de la Chine devait se confirmer lors des législatives et présidentielles de 2024, c’est toute la stratégie américaine d’endiguement de la Chine qui risque de chavirer. En négociant une politique de détente, voire de collaboration avec Taïwan, la Chine se trouverait à mettre en porte-à-faux toute la structure sécuritaire américaine en Asie de l’Est. En effet, comment pourrait-on justifier une défense contre la menace chinoise si même Taïwan peut s’entendre avec la Chine ?

Dans son dernier rapport (novembre 2022) au Congrès américain publié avant les élections municipales taïwanaises, la U.S.-China Economic and Security Review Commission, une agence basée à Washington, influente dans la formation de l’opinion publique sur la menace chinoise, semblait tabler sur une victoire du PPD (p. 595-596). Ses prévisions devront maintenant être revues et le Pentagone et les services de renseignements américains se verront vraisemblablement assigner la tâche de préparer des scénarios pour contrer la menace qui pointe à l’horizon. Les Taïwanais seront probablement soumis à une vaste campagne de propagande et il n’est pas exclu que des incidents soient provoqués pour attirer la Chine dans un bourbier.

Le gouvernement Trudeau a-t-il jaugé les risques de s’associer d’aussi près aux États-Unis dans les circonstances qui pointent à l’horizon ? Comment répondrait-il à une réaction chinoise à des provocations américaines ou inspirées par les États-Unis ? La série de gaffes qu’il ne cesse de commettre depuis qu’il est au pouvoir nous permet de douter de son jugement. Jouer les matamores en envoyant les frégates de la marine canadienne dans le détroit de Taïwan comme il le fait depuis plus d’un an n’a rien de bien héroïque. Que fera-t-il si les tensions tournent en confrontation ouverte ? À l’émission Focus Today (今日关注) de la télévision chinoise du 3 avril 2021, en réponse à une question de l’animateur sur la présence du HMCS Calgary dans la mer de Chine, l’expert militaire Teng Jianqun avait répliqué : c’est trop drôle ! (太可笑).

Visiblement, les Chinois ne sont pas impressionnés. Dans une conférence virtuelle tenue le 14 décembre dernier, l’expert naval canadien Jim Bouthillier livrait une évaluation plutôt sombre de l’état de la marine canadienne suggérant implicitement que les frégates n’étaient plus à la hauteur des missions qu’elles seraient appelées à remplir. Qu’à cela ne tienne, le gouvernement Trudeau a annoncé dans le cadre de sa stratégie de l’Indo-Pacifique un investissement de près de 500 millions $ pour la portion militaire de sa contribution et l’envoi d’une frégate additionnelle dans la région.