Depuis un certain temps, je me fais interpeller au sujet du militantisme pour la paix. Le propos se résume à peu près ainsi : tu n’es pas réaliste, car la guerre est nécessaire pour la sécurité. En un mot, on oppose réalisme à pacifisme. Dit autrement, accepter la guerre, voire la soutenir, s’avère une position réaliste fort dominante en ces temps troubles. Les pacifistes ne sont que des rêveurs, des promoteurs d’utopies.
Alors voilà, je dis non. Les pacifistes sont réalistes. Mais le conflit actuel, soumis aux diktats de la propagande constante dans les médias, laisse croire que seul le discours militariste belliqueux a droit de cité dans l’opinion publique. Malgré notre révolte légitime face à l’invasion violente de l’Ukraine par la Russie, nous devons tenter de comprendre la dynamique qui a alimenté ce conflit et qui continue de le faire.
Quelques dimensions à rappeler.
En premier lieu, rappelons quelques épisodes déterminants comme sources de ce conflit à l’épilogue douteux et anxiogène, j’en conviens.
Un premier pas a été franchi quand, après la chute du Mur de Berlin en 1989 et la dissolution du Pacte de Varsovie en 1991, les pays occidentaux, au lieu de dissoudre l’OTAN, ont décidé de profiter du vide à l’Est pour renforcer leur force de frappe pour bâtir une véritable force de sécurité commune pour la planète. En d’autres termes, on imposait l’OTAN comme gendarme du monde.
La suite était prévisible; l’alliance politico-militaire a étendu son champ géographique d’intervention et a intégré de nouveaux membres dans les pays d’Europe de l’Est; il s’agissait d’établir une domination militaire au service des intérêts politiques et économiques des pays dominants au sein de l’OTAN, les États-Unis en tête, main dans la main avec le Royaume-Uni et les deux grandes puissances économiques de l’Europe, l’Allemagne et la France.
Tout en guerroyant sur divers terrains (Irak, Libye, Syrie, Afghanistan) où les interventions militaires ont fini en queue de poisson. On le voit maintenant, le chaos s’est installé à demeure dans ces pays : les talibans règnent sur l’Afghanistan; des factions politiques luttent entre elles en Irak et en Libye; la Syrie reste une terre en feu.
En Ukraine, depuis au moins une décennie, aux portes de la Russie, l’OTAN a décidé de renforcer l’armée ukrainienne en exportant des armes et en installant des bases de formation des militaires ukrainiens, dont l’une sous la responsabilité de l’armée canadienne.
Erreur funeste. La Russie n’appréciait guère, surtout suite à une entente non respectée entre le président des États-Unis de l’époque, Ronald Reagan, et celui de l’ex-URSS, Mikhäel Gorbachev, par laquelle les deux hommes s’étaient entendus sur le fait que l’OTAN ne s’installerait pas à la frontière de la Russie, en Ukraine donc.
En 2014, après l’intervention russe en Crimée, la tension entre l’OTAN et la Russie a monté d’un cran. En 2015, la tension était à son comble quand les États-Unis ont commencé à faire preuve d’une plus grande agressivité à l’égard de Moscou. Le Monde diplomatique de mai 2015 le rappelait clairement : « Alors que la guerre en Ukraine orientale reprenait un caractère offensif en janvier, les seconds accords de Minsk apparaissent comme le fruit d’efforts diplomatiques entrepris in extremis. Il aura fallu tout le poids du couple franco-allemand pour offrir une nouvelle chance à la paix. L’évocation par Washington début février d’une possible livraison d’armes sophistiquées aux Ukrainiens a conduit Paris et Berlin à lancer une initiative au plus haut niveau afin de repousser un risque d’escalade militaire avec la Russie. »
Évidenment, ce n’est pas la seule source d’une escalade qui a conduit jusqu’au funeste conflit actuel. De son côté, la Russie cultivait le désir d’exprimer sa capacité à ne pas dérouler un tapis rouge devant l’OTAN en Ukraine, surtout après que le gouvernement prorusse eut été remplacé par un gouvernement soutenu par l’OTAN.
En résumé, au fil des ans, le conflit a brûlé comme les racines dans un terreau de sphaigne surtout depuis l’occupation de la Crimée par la Russie en 2014. Suite à cet événement, le gouvernement ukrainien (appuyé par le régiment Azov animé par l’idéologie nazie) a déclenché une phase de répression, parfois larvée, parfois ouverte, contre la population russophone. Il n’en fallait pas plus pour animer la colère du gouvernement de Poutine et le développement de son désir de renforcer la présence de la « grande Russie » en Ukraine. À cela s’ajoutaient des visées conformes à ses intérêts politiques, économiques et… idéologiques.
Ce « florilège » de notes historiques n’explique pas tout, mais il nous indique quelques balises pour comprendre le sens et la portée de cette folle guerre. Malgré une invasion prévisible depuis longtemps, aucune des parties en cause (Ukraine, Russie et… l’OTAN comme pilote en coulisse du gouvernement ukrainien) n’a vraiment tenté de calmer le jeu et de négocier ce que réclamait une bonne partie des deux peuples, Ukraine et Russie, conscients des dangers et des conséquences d’une guerre. Tout le monde savait que les solutions militaires sont illusoires et inefficaces.
Devant cet état de fait, rappelle Daniel Durand président de l’Institut de Documentation et de Recherches pour la paix, « notre dénonciation de la guerre doit rester intransigeante et demeurer le socle de notre action. C’est le fondement de la Charte des Nations Unies. » Cela signifie que l’architecture de la sécurité ne doit pas reposer seulement sur la force de frappe, mais sur des valeurs déterminant la prééminence de l’Organisation des Nations Unies comme condition fondamentale pour entraîner l’adhésion des Occidentaux et des autres pays. Il s’agit là d’un cercle de palabres permettant de négocier les traités de désarmement et rendre obsolètes les alliances militaropolitiques comme l’OTAN. Ce sont là des enjeux majeurs et fort réalistes qui amènent les pacifistes du monde entier à travailler toujours plus fort pour convaincre que les guerres ne constituent pas des solutions pérennes à des conflits. Un jour ou l’autre, il faut négocier pour mettre fin à une guerre.
Où en sommes-nous aujourd’hui?
Nous voilà donc face à des questions angoissantes avec mille pierres d’achoppement dans la recherche de réponses. Comment arrêter les souffrances des Ukrainiens et des Russes soumis à tous les drames créés par cette nouvelle guerre provoquée d’une manière inexcusable par la Russie? Comment relancer un processus diplomatique et politique pour en arriver à des négociations de paix dans le respect de la Charte des Nations Unies et du droit international? Comment faire cesser une dangereuse escalade militaire dont les conséquences restent incertaines devant les puissances nucléaires qui s’affrontent et le risque d’un dérapage vers un conflit toujours plus intense et plus étendu même à l’extérieur du champ de bataille ukrainien? Comment contrer la propagande guerrière qui conduit directement à une nouvelle augmentation effrénée des dépenses militaires?
Mais revenons encore une fois en arrière. Au cours des dernières années, l’OTAN téléguidée par les États-Unis a montré sa capacité à jouer la carte de la terre brûlée partout où elle a décidé d’intervenir. Ce semble assez simpliste de dire cela, mais regardons la réalité en face; les États-Unis, tout particulièrement depuis la chute de l’URSS, en solo, avec quelques alliés ou avec l’OTAN a mené des guerres qui ont toutes laissé le chaos derrière elles, sans vraiment apporter de solutions. Pensons à l’invasion de l’Irak, de la Libye, de l’Afghanistan, du Kosovo, etc. Nous ne voulons pas de ce réalisme.
Force est de reconnaître l’absence et l’échec de la diplomatie dans la plupart des guerres initiées par les États-Unis. Ceci dit, aux yeux de l’opinion publique, promouvoir la recherche de la paix semble un objectif irréaliste, en somme une aporie. Les dirigeants fabricants de guerre au nom d’intérêts stratégiques sur le plan géopolitique, idéologique et surtout économique seraient-ils les seuls réalistes?
À cet égard, rappelons que les commerçants d’armes se sont vite réjouis de l’invasion russe en Ukraine. Ce dernier point n’est pas anodin, loin de là. Dopés par les commandes et les déclarations de guerre, les fabricants d’armes jubilaient. Selon le SIPRI, en Ukraine et en Russie, les dépenses militaires croissaient déjà d’environ 4 % par année depuis 2014.
Du côté occidental, l’invasion russe a déclenché une hausse spectaculaire de la valeur des actions en Bourse des grandes entreprises productrices d’armes. Pour ne donner que quelques exemples : Airbus a gagné 42 % en une séance avec des pics à 89 % en une seule séance. Les actions de la compagnie Rheinmetall, fabricant des fameux chars Leopard dont tout le monde parle a bondi de 25 % en une seule journée. Le BAE System britannique a gagné 36 %. Ainsi la course aux armes s’est engagée sur des routes pavées d’or pour les fournisseurs d’armes. Dans ce grand cirque, les inventeurs d’armes toujours plus efficaces pour détruire et tuer fabriquent autant pour les pays de l’OTAN que pour la Russie et l’Ukraine.
Le capital n’a pas d’ennemis, mais que des amis qui contribuent aux redevances à payer aux actionnaires… En sourdine, imaginons la quantité de lobbyistes dans les arcanes des différents niveaux de pouvoir pour encourager la course à la plantureuse source de profits qu’est la course aux armements.
Au-delà de cette table garnie d’arguments sonnants, les dirigeants occidentaux savaient, bien avant l’invasion, qu’ils souhaitaient en découdre avec la Russie, l’écraser, l’empêcher de vendre son pétrole pour laisser mieux circuler le nôtre, renforcer le néolibéralisme en Russie et, bien sûr, en bout de piste faire tomber Poutine. Je m’arrête ici, car la somme des motivations pour aller en guerre dépasse l’entendement. En somme, avant même l’invasion de l’Ukraine par la Russie, certains maîtres à penser de l’OTAN paraissaient espérer que Poutine se décide enfin à se lancer dans cette folle épopée guerrière, car cette invasion fournirait le prétexte parfait pour donner le coup de grâce à la Russie.
En instrumentalisant le gouvernement ukrainien et en créant un héros va-t-en-guerre parfait en valorisant le personnage du président Zelinsky, l’OTAN peut conduire cette guerre en disant : ce n’est pas de notre faute… la Russie nous a attaqués, donc il faut nous défendre. Pas le choix! Il faut tirer à notre tour… Soyons réalistes et cassons tout! On verra bien qui sortira vainqueur. Certainement pas le peuple ukrainien qui se retrouve coincé entre deux feux.
Par ailleurs, en montrant d’une manière obsessive les fracas de la guerre pour le peuple ukrainien, on a développé la haine absolue des envahisseurs et il est devenu facile de convaincre l’opinion publique de haïr le vilain contre-héros Poutine pour justifier une escalade armée et l’augmentation des budgets de la défense…
À cela s’ajoute le fait que l’on tait les destructions de l’armée ukrainienne; dans les médias, on crée l’impression que la force de frappe de l’OTAN est douce, lisse, sans destruction et sans morts… Le cul-de-sac est parfait. Pas de paix en vue. Mais, comme pacifistes, faut-il désespérer et baisser les bras pour autant? Même si nous ne pouvons obtenir une réponse claire et évidente dans le moment présent, pas question de cesser de dénoncer cette guerre cruelle, comme toutes les autres d’ailleurs.
Et si la recherche de solutions était possible.
Pour aller plus loin, il faudrait revenir aux propositions du Mouvement de la paix ukrainien proposées lors d’une visioconférence le 17 avril 2022.( Mouvement pacifiste ukrainien. Contre la perpétuation de la guerre in Planète Paix. No 672, mai 2022, p. 9). Il me semble pertinent de présenter cette position in extenso pour bien montrer que les pacifistes restent actifs même quand ils font directement face aux obus. (voir autre texte sur notre site).
Nous ne sommes pas seuls donc. Malgré le feu des champs de bataille, en Ukraine, en Russie et en Biélorussie, des gens cherchent la paix et refusent de contribuer à la guerre. On estime qu’environ 100 000 Russes refusent l’enrôlement; ils sont tout aussi nombreux à faire de même en Ukraine. De nombreux Russes ont fui dans les pays avoisinants, notamment à Chypre où un mouvement antiguerre est à l’œuvre. D’autres Russes ont émigré en Georgie, en Arménie et en Israël où ils luttent pour la paix. À l’intérieur de la Russie, des Russes courageux sabotent la guerre en attaquant des bureaux de recrutement, par exemple, au risque de leur vie ou d’un emprisonnement à long terme.
Des mouvements de femmes, particulièrement des mères de soldats, appellent à la paix et exhortent les soldats à refuser en masse d’exécuter les ordres criminels de leurs commandants.
En Ukraine, les pacifistes demandent de cesser l’escalade des armes, ce qui renforce la guerre et ajoute à l’insécurité des civils, car la Russie se sert de cette escalade pour justifier sans cesse ces attaques. Véritable cercle vicieux infernal de la haine et de la destruction réciproque.
Le Bureau Européen de l’Objection de Conscience (BEOC) travaille ardemment à protéger les objecteurs de conscience et à leur faciliter l’exil, dans la mesure du possible. À cet égard, depuis août 2022, la présidente du BEOC s’est rendue à Kiev pour rencontrer les gens de « l’Oasis de paix », organisme inauguré en 2020 à l’occasion des 150 ans de Gandhi, car cet organisme travaille à la protection des objecteurs de conscience.
Ceci dit, nous les pacifistes, soyons réalistes pendant que le feu roule en Ukraine et que les morts et les blessés s’accumulent à côté des ruines fumantes et poursuivons notre action de recherche de la pacification par la négociation. Aux yeux de la masse, nous serions les fous de la nation oublieux de l’histoire, mais les moqueries ne peuvent suffire à nous réduire au silence. Nous ne sommes pas seuls, mais des milliers et des millions à rappeler d’une manière réaliste que la paix doit avoir préséance sur la guerre.
Comme pacifiste, je n’oserais jamais dire que nous avons les moyens d’empêcher une guerre de s’enflammer. Devrions-nous baisser les bras pour autant? Pas du tout, car il reste tout un travail de sensibilisation de l’opinion publique au fait que d’autres solutions à la guerre existent pour solutionner des conflits entre gens de bonne volonté, et il en existe dans les deux camps. Il nous reste donc beaucoup de travail à faire : prôner la négociation avant que n’enclenche une guerre, s’opposer à la course aux armements, lutter contre l’augmentation constante des dépenses militaires, faire campagne pour que nos gouvernements adhèrent au Traité pour l’interdiction des armes nucléaires proposés par l’ONU, travailler à faire reconnaître les droits des objecteurs de conscience, contrer la propagande guerrière, éduquer à la non-violence, etc.
Notre conception d’un monde en paix et responsable du droit à la vie peut paraître utopique, mais malgré les milliers de sentiers difficiles sur lesquels nous avançons, nous gardons le cap sur la paix.
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