Sororité en paroles : à la rencontre de la revue poétique Femmes de parole

2023/03/08 | Par Olivier Dumas

À l’exception de L’Inconvénient, rares sont les parutions québécoises et étrangères, de notre époque, que je lis de la première à la dernière page. La revue poétique québécoise interculturelle Femmes de parole (qui est à son sixième numéro) demeure une exception.

« Je voudrais qu’on ne nous efface pas. De l’histoire littéraire. De l’histoire tout court. Nous, les femmes de parole », tel est le désir de sororité de la fondatrice et directrice littéraire, Nancy R. Lange et de son équipe dévouée.

Poète, artiste multidisciplinaire qui a publié 12 livres, journaliste, traductrice, présidente fondatrice du R.A.P.P.E.L- Parole-Action (Regroupement des Auteurs professionnels publics et émergents lavallois) et organisatrice hors pair d’événements poétiques, Nancy R. Lange a présenté son travail dans des pays comme le Japon et le Mexique, en plus d’avoir été lauréate du prix provincial de la chronique littéraire (2017) et du Grand prix littéraire de la Ville de Saint-Jérôme (2013). Au regard de ses nombreuses réalisations, celle-ci croit énormément « à l’impact des actions citoyennes et communautaires, dans l’espoir que tout le monde fasse son bout de chemin ».  

Toujours en écho avec les événements mondiaux, la revue publiée trois fois par année a consacré le cinquième numéro à onze poétesses vivantes d’Ukraine     (« nos amies courageuses ») et onze plumes d’ici (femmes et hommes), majoritairement de la ville de Laval. Sous le titre Résistance du poème et bilingue (en ukrainien et en français), ses profits iront à l’aide humanitaire du pays en pleine guerre meurtrière. Le jour de notre entretien, Nancy R. Lange avait remis un chèque à l’Église catholique ukrainienne de Saint-Michel. « Je trouve important de relier la création à des causes sociales. »   

La fondatrice souhaitait ardemment mettre en valeur la contribution des femmes. « Une étude médiatisée de l’Union des écrivaines et écrivains québécois montrait les grandes disparités au Québec entre les femmes et les hommes. Les autrices sont moins enseignées dans les écoles que leurs confrères masculins, moins soutenues financièrement. Tout au long de tes études, quand tu entends peu (ou pas) parler des femmes créatrices qui ont eu un impact sur la littérature, se dégage un sentiment d’imposture. » 

Pour le numéro initial (voix visibles), l’instigatrice a voulu sensibiliser les gens à douze féminicides qui se sont déroulés au Québec depuis le début de 2021. «Nous avons demandé à sept femmes et cinq hommes d’écrire un poème sur chacune d’elles dans un moment quotidien de sa vie, pour les imaginer heureuses, terriblement vivantes (allusion à une expression de Louky Bersianik, écrivaine à l’honneur du premier numéro).»

La pandémie a joué un rôle majeur dans l’élaboration de Femmes de parole. « Je trouvais nécessaire le travail de transmission. J’avais déjà l’idée d’une revue. Comme nous étions chez nous sans véritable contact avec l’extérieur, je me suis dit que c’est maintenant ou jamais », confie Nancy R. Lange. Celle-ci avait amorcé l’exploration de l’écriture des femmes, dans la série d’événements de poésie Femmes de paroles pendant dix ans à la Librairie Monet, à la Médiathèque littéraire Gaëtan-Dostie et dans les différentes régions du Québec. « Je crois beaucoup en la décentralisation de la culture. »   

Chacun des numéros (sauf le premier et celui sur l’Ukraine) comprend deux parties distinctes. La première, Passerelles, donne l’occasion à des poétesses (et poètes) de parler des autrices avec lesquelles elles entretiennent des affinités littéraires. Au fil du temps, des jumelages se sont déroulés entre le Québec, la France, le Canada anglais, l’Ontario français, l’Alberta, les Territoires du Nord-Ouest. Bilingue (français-occitan), le plus récent numéro s’intéresse aux artistes de l’Occitanie, région du sud-ouest de l’Europe qui se bat pour préserver sa langue et sa culture. « Quatre autrices québécoises ont séjourné là-bas.et deux artistes occitans (une femme et un homme) nous ont visités. »

La seconde, Échos et résonnances, regroupe des textes pour souligner la mémoire d’autrices décédées. Le premier numéro nous rappelait « l’immense Louky Bersianik, pionnière de la littérature féministe québécoise », le deuxième abordait Anne Hébert, et par la suite Anne-Marie Alonzo et Hélène Monette      (« l’influence majeure de son Montréal brûle-t-elle ? »). Pour la plus récente édition, nous retrouvons trois disparues en 2021 : Marie-Claire Blais (« une poésie qui apporte des espaces lumineux à ce monde de dévastation »), Michèle Lalonde (« toute l’œuvre est polyphonique » dont le livre « initiateur » Songe de la fiancée détruite) et Mona Latif-Ghattas. L’une des collaboratrices et membre du comité de rédaction de Femmes de parole, Annie Molin Vasseur, signe un texte éclairant sur ces « trois humanistes du 20e siècle ».           

Pour le recueil La Scène québécoise au féminin (Pleine Lune, 2018), Denise Boucher m’a confié la difficulté pour une écrivaine d’être reconnue pour l’ensemble de son œuvre. « Des gens sont amoureux fous de poèmes de Gaston Miron, d’autres, nombreux, connaissent par cœur certains d’Émile Nelligan. Par contre, Michèle Lalonde n’est connue que pour Speak White (qui a marqué l’imaginaire collectif lors de la Nuit de la poésie de 1970), alors qu’elle est l’une des artistes modernes de la poésie québécoise. J’ai vu dans les années 1950 sa première pièce de théâtre (Ankrania ou Celui qui crie). C’était une merveille! » Pour commémorer sa mémoire, la directrice de Femmes de parole ne voulait recevoir « aucun pastiche du célèbre poème. Michèle Lalonde en a souffert de voir son texte pasticher ou repris à toutes les sauces. » Collaboratrice aux revues Liberté et Maintenant, elle a également signé une seconde pièce de théâtre, Dernier recours de Baptiste à Catherine (Leméac 1977). Lors de l’événement Nous?, qui s’est déroulé en 2012, il faut entendre sa lecture de Métaphore pour un Nouveau Monde1. Dans la section qui lui est consacrée, se trouve entre autres la contribution de Louis Royer pour qui Michèle Lalonde fut «un phare incontournable dans mon apprentissage de l’écriture révoltée et du poème conscientisant».     

Née en 1946 au Caire, Mona Latif-Ghattas quitte l’Égypte en 1966 pour Montréal. Elle a touché à la mise en scène au Théâtre expérimental des femmes (Veille, d’Anne-Marie Alonzo en 1981) et au Carrousel (trois pièces de Suzanne Lebeau dont Petite ville deviendra grande). « Pour Mona Latif-Ghattas, tout se joue différemment dans une volonté d’équilibre entre fidélité aux origines et positionnement face aux bouleversements des lieux et temps traversés », résume Annie Molin sur l’autrice de recueils (Nicolas, le fils du Nil) et romans (Les Filles de Sophie Barat).

En plus du contenu de grande qualité, la revue Femmes de parole se distingue par ses magnifiques pages couvertures « éthérées » conçues par Julie Le Roy, des montages réalisés avec les œuvres d’artistes à l’intérieur des pages (dont trois impressions numériques d’Ève K. Tremblay pour le plus récent numéro) et le logo dessiné par Nancy R. Lange (les lettres f et q collées l’une sur l’autre). «Cela symbolise la recherche d’harmonie et d’égalité entre femmes et hommes. Il m’importait de représenter des femmes qui parlent positivement des autres femmes.»
 

Pour information ou commander les différents numéros : https://femmesdeparole.org/

Pour suivre les activités : https://www.facebook.com/EditionsFemmesdeParole/?paipv=0&eav=Afbn6QLDcogOJz10AkZN7-BNRxF4lY02XA2ZYOxWu1r9uFodxQw7gNxwRak2sNLbck4&_rdr

1. https://www.youtube.com/watch?v=Xl4_lewjGTw