J’aimerais partager avec vous quelques interrogations sur la guerre en Ukraine, à titre de curieux de l’histoire et de la géopolitique. C’est donc sans prétention. Tout parallèle étant imparfait, ma réflexion repose néanmoins sur ce que j’ai compris des deux guerres mondiales.
La Deuxième Guerre mondiale fascine par l’ampleur de sa monstruosité et sans doute un peu aussi à cause de l’imagerie de la propagande nazie. Beaucoup de gens s’y intéressent et la connaissent. Le clivage évident entre les idéologies qui s’affrontent peut nous donner l’impression que les choses sont assez simples à comprendre. Hitler est un « fou furieux », un manipulateur de masse et les crimes nazis dégoûtent par leur aspect systématique et déshumanisant. Même avant que les Alliés aient pris toute la mesure de la terrible folie de la Shoah, la cruauté de l’idéologie nazie était visible et la nécessité d’intervenir militairement pour la stopper a suscité une vaste adhésion.
Bien que la première responsabilité de ce carnage revienne naturellement à Hitler et aux nazis – du moins pour le volet européen, les agressions japonaises en Chine ayant débuté bien avant 1939 ̶ , plusieurs soulignent également l’influence qu’a eue, sur la rancœur allemande, le Traité de Versailles de 1919, rédigé dans un esprit de vengeance et d’humiliation en particulier par les Français. Ce traité déterminant les modalités de la paix en Europe à la suite de la Première Guerre mondiale va bien au-delà des objectifs diplomatiques souhaités, entre autres par les Américains. Il fait porter à l’Allemagne et ses alliés le poids entier de la culpabilité du conflit, l’écrase sous de lourdes « réparations » et l’ampute de territoires et de ses colonies. Les Français cherchaient à punir les Allemands, alors que les causes de la Grande Guerre sont multiples et complexes. Hitler puisera dans les sanctions liées au Traité de Versailles, qu’il nomme le « dictat », une rhétorique forte qui permettra de coaliser les ressentiments de la population autour du projet nazi.
En effet, au moment de sa ratification, les inquiétudes envers le traité sont grandes. Il est critiqué tant en France par les socialistes qu’en Allemagne. Le Sénat américain refuse même de le ratifier. Le sénateur Philander C. Knox condamne sa démesure et avertit le président Wilson qu’il pourrait engendrer une nouvelle guerre, plus dévastatrice encore.
En somme, la question du Traité de Versailles devrait nous inciter à adopter une analyse plus étendue dans le temps et plus systémique des conflits guerriers.
La Première Guerre mondiale, à mon sens, mérite une plus grande attention de la part des curieux. Et pas seulement parce que son dénouement humiliera l’Allemagne et nourrira les affects destructeurs des nazis. Cette première guerre s’avère être l’apogée de la révolution industrielle en Europe et fait le pont entre l’époque des empires coloniaux et celle des droits de l’homme censée avoir imprégné le 20e siècle.
Avant que la Première Guerre mondiale ne se produise, l’Europe vit un essor scientifique et culturel extraordinaire. Au début du 20e siècle, les grandes nations sont animées par la modernité naissante. Il n’y a pas eu de conflit majeur depuis la guerre franco-prussienne ayant mené à l’annexion de l’Alsace-Lorraine par les Allemands en 1871. Mais l’industrialisation occasionne d’importants écarts de richesse et la population ouvrière est poussée aux limites de l’esclavage. Les journées de travail dépassent souvent 10 heures de labeur, sans congé, pour un salaire couvrant à peine les nécessités. De plus, la richesse européenne s’appuie sur l’exploitation sauvage des ressources des colonies, particulièrement en Afrique. Cette colonisation ne peut exister sans un racisme profond. Il prendra le visage en France d’une prétention paternaliste à inculquer la civilisation aux peuples, qui sont en réalité soumis et leurs territoires transformés en bassins de main d’œuvre et en ressources disponibles pour l’empire.
Lors de la période d’avant-guerre, les Britanniques règnent sur un territoire de 26 millions de km2 et sur 400 millions de personnes. Les Français dirigent le deuxième plus grand empire colonial. Les Allemands ont leurs possessions territoriales et la progression de leur industrie les fait rêver d’une croissance exponentielle. L’ambition allemande se heurtent aux conquêtes françaises et britanniques. Les tensions montent, comme au Maroc où l’empereur Guillaume II conteste ouvertement l’autorité des Français (voir la Crise de Tanger de 1905).
Une fois la Grande Guerre en marche, la propagande française dépeint les Allemands comme des barbares. Mais qu’aurait-on dit des Britanniques, des Français ou des Belges (voir les massacres de Léopold II au Congo), si les empires centraux – Allemagne, empire austro-hongrois, etc. ̶ avaient gagné la guerre?
Avant la guerre, l’industrie militaire étant en pleine progression, chaque puissance côtoie un rival qu’elle souhaiterait mettre au pas. Un jeu d’alliance devient nécessaire pour se protéger. La Triple-Entente réunit la France, la Grande-Bretagne et la Russie et représente le bloc majeur. L’Allemagne se sent menacée. La Triple-Alliance de son côté rallie l’Allemagne, l’empire austro-hongrois et l’Italie – qui passera du côté des Alliés durant la guerre.
Qu’ils s’agisse des chefs des démocraties ou des empereurs, chacun tient à ses possessions territoriales et cherche à en obtenir davantage. Les industriels et financiers voient dans la guerre une occasion extraordinaire d’augmenter la production et les profits. Tous ces roitelets ont retenu les leçons de l’histoire depuis que les mouvements populaires ont prouvé leur pouvoir, par exemple lors de la Révolution française (1789) ou lors des soulèvements de 1848. Dans tous les principaux États européens, les préjugés nationaux sont moussés et la perspective d’être attaqué par un ennemi commun relâche les tensions intérieures et fait oublier pour un temps les injustices socioéconomiques.
Était-ce donc une fatalité d’en venir à la boucherie de la Première Guerre mondiale? Anticipant l’horreur qui s’annonçait, Jean Jaurès, socialiste modéré et brillant universitaire, croyait qu’il y avait d’autres solutions que la guerre.
Jean Jaurès n’était pas un idéaliste. Il s’inquiétait de la montée du nationalisme et des tensions entre les grandes puissances. Il préconisait une militarisation défensive et surtout travaillait à rallier les forces ouvrières de chaque potentiel belligérant. Il a passé près d’y arriver. En 1911, les ouvriers sont désormais plus nombreux que les paysans et les densités urbaines permettaient leur regroupement. En 1913, après des années consacrées à la pacification, Jaurès a prononcé un discours devant 150 000 personnes. Il prônait le déclenchement d’une grève générale des ouvriers à l’international advenant le cas où les dirigeants feraient entrer l’Europe en guerre. En 1914, les socialistes ont fait bonne figure lors des élections françaises. L’espoir était permis. Mais le 31 juillet 1914, Jaurès est assassiné par un nationaliste français. Quelques jours après, le 3 août, la France est entrée en guerre contre l’Allemagne.
Nous ne réécrirons pas l’histoire. Et nous avons sans aucun doute peu d’influence sur les événements à venir. Pourtant, je suis inquiet de la vision manichéenne qu’on nous transmet sur la guerre en Ukraine et des récents discours sur la Chine. Entendez-moi bien : je crois que Poutine est le premier responsable de l’agression contre l’Ukraine et nous devons certainement craindre la montée de l’influence chinoise à l’international. Mais sur le territoire de ces pays autocratiques existent des humains qui nous ressemblent et qui mènent leur vie comme nous le faisons.
Du point de vue des médias occidentaux, les mensonges des dirigeants chinois ou russes envers leur population paraissent flagrants. Devant cet « état de fait », nous plaignons ces peuples et bénissons cette chère liberté d’expression qui nous permet de critiquer nos gouvernements. Mais sommes-nous vraiment satisfaits du niveau d’implication de notre population dans la sphère publique? Sentez-vous que notre population peut se mobiliser et se soulever de manière cohérente devant les abus de nos dirigeants? Dépeinte bien plus positivement par nos médias, l’influence des États-Unis n’est-elle pas dangereusement tentaculaire, et depuis si longtemps?
En 2021, les Américains ont dépensé plus de 800 milliards de dollars en armement, alors que la Chine n’atteignait pas 300 milliards en ce même domaine. En 2022, l’OTAN réunit sous son chapeau à larges bords les puissances militaires de 30 pays, dont les États-Unis, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Depuis la fin de la Guerre froide, l’OTAN progresse à grands pas vers l’Est. La Russie se sent menacée. Voulons-nous vraiment que la Russie se sente menacée?
Je ne suis pas sans savoir qu’il existe des regroupements autres que l’OTAN, tels que le BRICS ou l’Organisation de coopération de Shanghai (dont les principaux états membres sont la Chine, la Russie et l’Inde).
Cependant, j’aimerais avoir accès à une information plus nuancée sur ces enjeux. Est-ce possible d’évoquer l’idée d’une zone tampon en Ukraine, où l’OTAN ne pourrait siéger, sans qu’on nous accuse d’être un porte-parole de la propagande russe? Ai-je le droit d’être mal à l’aise lorsqu’on crie « Gloire à l’Ukraine! » ou qu’on s’amuse à imaginer la Russie battue et humiliée au terme du conflit?
Je souhaiterais la paix pour l’Ukraine, non la gloire. Je souhaiterais la paix pour le monde. Il est légitime de redouter qu’une victoire totale sur les Russes ne mène à un conflit plus grave encore.
Devant les grandes incertitudes économiques actuelles, je crains que les industriels et financiers occidentaux ne fassent pression sur les politiques afin que la guerre en Ukraine s’étende davantage. Pour que les chefs d’États donnent leur aval à une intervention militaire accrue, l’adhésion de la population est nécessaire. Les médias ont-ils l’indépendance nécessaire pour faire fi d’une potentielle pression en ce sens? C’est en effet par l’action des médias que la population pourrait devenir acquise à la guerre. Peuvent-ils nous livrer une information qui nous aiderait à saisir la complexité de la situation, plutôt qu’à la simplifier à outrance?
La paix doit être préservée. De nombreux défis planétaires nécessitent une coopération internationale qui se fortifierait davantage. Dans un contexte d’affrontement généralisé entre bloc de l’Est et bloc de l’Ouest, comment ferons-nous pour faire progresser la lutte contre l’évasion fiscale, pour signer des traités climatiques plus ambitieux ou pour coordonner plus humainement les déplacements de migrants et de réfugiés? Ces enjeux ne peuvent pas être mis de côté pour une guerre qui ne ferait que répéter les erreurs du passé et semer la destruction.
En face de tout cela, je nous dis : ne tuons pas Jaurès à nouveau. Et pour paraphraser Lennon, « laissons une vraie chance à la paix ».
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