L’ingérence américaine

2023/03/22 | Par Pierre Dubuc

Lors de l’allocution que le président Biden prononcera devant la Chambre des communes, il y a fort à parier que le plat de résistance sera l’augmentation de la contribution du Canada pour la modernisation du NORAD, le système de défense nord-américain dans le Grand Nord.

Nous avons droit à une vaste mise en scène, bien orchestrée, pour justifier la demande américaine. Il y a quelques semaines, de mystérieux ballons « déjouaient » les radars du NORAD, avant d’être repérés au-dessus des territoires canadien et américain et abattus par des avions de chasse américains.

Dans ce scénario digne d’Hollywood, nos médias ont joué à la perfection leur rôle de meneuses de claque. Le Journal de Montréal, brandissant cartes à l’appui, nous exhortait à nous préparer à une invasion de l’Amérique du Nord par la Russie par l’Arctique ! La Russie est incapable de conquérir l’Ukraine, mais elle va se lancer à la conquête de l’Amérique du Nord !

Dans un éditorial, intitulé « Beaucoup plus grave qu’un ballon chinois », la va-t-en-guerre Stéphanie Grammond, éditorialiste en chef à La Presse, tirait de ces événements la conclusion suivante : « Une chose est claire : notre territoire est vulnérable. On doit prendre notre défense nationale beaucoup plus au sérieux ».

Elle note que le gouvernement fédéral a annoncé, au mois de juin, un réinvestissement majeur de 40 milliards sur 20 ans pour le NORAD, mais déplore que « seulement 4,9 milliards seront déployés à plus court terme, soit sur six ans ». Elle félicite Ottawa pour l’achat en janvier de 88 avions de chasse F-35 au coût de 19 milliards. Mais ce n’est pas assez, à son goût.

Le Canada, avec des dépenses qui doivent passer à 1,59 % du PIB d’ici 2026-2027, est encore loin de la cible de 2 % fixée par l’OTAN. Même si atteindre un tel niveau « est impensable à moyen terme, selon le Directeur parlementaire du budget, puisque cela nécessiterait un investissement annuel supplémentaire de 13 milliards », notre émule de Mme Thatcher affirme que « le Canada devra faire des choix et la défense nationale mérite d’être en haut de sa liste de priorités » et « pour envoyer un signal fort, le Canada doit accélérer la cadence ».

Quant aux milliards manquants dans les transferts en santé aux provinces, c’est déjà de l’histoire ancienne… Entre s’armer pour tuer ou soigner nos malades, le choix est facile à faire…

En passant, La Presse est dépendante pour son financement de la loi votée par le gouvernement Trudeau lui permettant de donner de généreuses déductions fiscales à ses donateurs et Vidéotron, propriété de Québecor, comme le Journal de Montréal, est dans l’attente d’une décision favorable du gouvernement Trudeau pour l’approbation du transfert des licences d’utilisation de spectre de Shaw à Vidéotron – relativement à l’acquisition proposée de Freedom Mobile par Vidéotron. Mais, bien entendu, cela n’a rien à voir avec ce qui précède.

La filière chinoise au Canada

Dans son livre, Where To From Here. A path to Canadian prosperity (ECW Press, 2023), l’ancien ministre des Finances Bill Morneau raconte qu’il était en désaccord avec des mesures d’urgence prises lors de la COVID, mais il rappelle que, dans notre système parlementaire, l’opinion du premier ministre prévaut sur celle de son ministre des Finances.

Washington et le lobby proaméricain au Canada n’apprécieraient certainement pas que le premier ministre Trudeau conteste les choix budgétaires de sa ministre des Finances Chrystia Freeland, dont le budget sera déposé, ô surprise, quatre jours après la visite du président Biden. Quel timing !

Faucon parmi les faucons, égérie du lobby ukrainien, Mme Freeland est très proche de l’administration américaine. La Maison-Blanche ne veut évidemment pas s’ingérer dans la préparation de son budget, mais elle laisse courir le bruit qu’elle pourrait appuyer sa candidature au poste prestigieux de secrétaire de l’OTAN, mais que cette candidature est handicapée par le fait que le Canada n’a pas de plan pour atteindre l’objectif de 2 % du PIB en dépenses militaires.

Pour donner un coup de pouce à Mme Freeland et contrer une éventuelle interférence du premier ministre Trudeau dans la préparation de son budget, rien de plus efficace que de l’affaiblir par une campagne tous azimuts dénonçant l’ingérence chinoise dans les affaires canadiennes.

Trudeau est suspect aux yeux de Washington à cause des liens historiques de sa famille avec la Chine et de la présence d’un important courant prochinois au sein du Parti libéral. C’est sous la gouverne de Trudeau père que le Canada a reconnu diplomatiquement la Chine en 1970. Le commerce avec la Chine s’est développé à partir de la création du Canada-China Business Council (CCBC) en 1978, à l’initiative de l’homme d’affaires Paul Desmarais de Power Corporation, dont les accointances politiques libérales sont bien connues. Il a discrètement organisé la campagne électorale de 1968 de Pierre Elliott Trudeau, son fils a marié la fille de Jean Chrétien et il a cédé à Paul Martin la Canada Steamship Line.

Dans son livre Canada and China, A fifty-year journey (University of Toronto Press, 2022), B. Michael Frolic rapporte que Paul Desmarais a été un des premiers hommes d’affaires à se rendre en Chine à bord de son jet privé peu après les événements de la place Tianmen.

Au plan diplomatique, Jean Chrétien, nouvellement élu premier ministre en 1993, a été un des premiers à mettre fin aux sanctions adoptées au lendemain de Tianmen et à réhabiliter le gouvernement de Beijing sur la scène internationale avec, en 1994, « Team Canada », la plus importante mission commerciale du Canada en Chine. Jean Chrétien a confié plus tard qu’il avait rencontré si souvent à l’époque le président chinois Jiang Zemin que celui-ci le considérait comme son professeur d’anglais.

Le vent tourne

Mais la situation politique a radicalement changé depuis. La Chine est devenue une grande puissance, menaçant l’hégémonie américaine. Washington a commencé à voir d’un mauvais œil le développement des relations économiques entre le Canada et la Chine, et est intervenu en de multiples occasions pour bloquer des investissements chinois dans des entreprises stratégiques au Canada.

Donald Trump a mis un terme à tout espoir qu’un traité de libre-échange entre le Canada et la Chine voit le jour, en faisant insérer, lors du renouvellement du traité de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique (AEUMC), une clause donnant aux États-Unis un droit de veto sur un tel accord. Rappelons que Mme Freeland était en charge des négociations pour le Canada.

Pour s’assurer d’empoisonner irrémédiablement les relations entre le Canada et la Chine, Washington a fait arrêter Mme Meng Wanzhoo, la fille du fondateur de Huawei, et réclamer son extradition. Cela s’inscrivait dans la campagne menée par les États-Unis pour faire plier le Canada et la Grande-Bretagne, qui se montraient réticents à bannir Huawei, comme le raconte Richard Kerbaj dans son livre The Secret History of the Five Eyes. The untold story of the international spy network (Blink Publishing, 2022).

Il n’est donc pas étonnant que les révélations sur l’ingérence chinoise au Canada proviennent des services secrets canadiens, membres du réseau d’espionnage Five Eyes. Difficile de ne pas y voir la main de Washington. Richard Kerbaj intitule d’ailleurs un chapitre de son livre « More equal than others » pour montrer la prédominance des États-Unis au sein du Five Eyes.

Un article publié dans le Journal de Montréal du 13 janvier 2023, sous la plume de Francis Halin, rapportait que « des membres du Conseil d’affaires Canada-Chine, créé et financé par le clan Desmarais, ont voulu rassurer mercredi les investisseurs chinois qui craignent qu’Ottawa les bloque pour des raisons de ‘‘sécurité nationale’’ ».

L’article ne dit pas s’ils y ont réussi.