Pouvez-vous imaginer un cours d’histoire des États-Unis où on ne dirait pas un mot sur l’esclavage ni sur le mouvement des droits civiques?
Impossible, n’est-ce pas? C’est pourtant l’exercice auquel doivent se prêter les professeurs d’histoire dans les écoles secondaires de Floride depuis l’adoption du « Stop W.O.K.E. Act » par le gouverneur républicain Ron DeSantis.
« Pour Ron DeSantis, le mot woke ne signifie pas ‘‘élever sa conscience’’ mais plutôt ‘‘Wrongs to Our Kids and Employees’’ », explique Sabrina Gates, enseignante d’histoire et membre du principal syndicat de l’éducation aux États-Unis, la National Education Association (NEA). Je l’ai rencontrée à Seattle lors d’une conférence du personnel professionnel et de soutien à l’éducation le 25 mars dernier.
Le mot « esclavage » interdit
« Selon le gouverneur DeSantis, poursuit-elle, woke est mauvais pour nos enfants et les employés. Son projet d’arrêter les woke vient du fait qu’il prétend que les programmes scolaires tentent d’endoctriner les jeunes, et qu’un programme de formation ou d’apprentissage ne doit pas faire en sorte qu’un élève se sente coupable. Si, par exemple, il y a un élève dans votre classe dont les parents ou les grands-parents ont quelqu’un dans leur généalogie qui a possédé un esclave il y a des centaines d’années, vous ne pouvez pas aborder la question de l’esclavage. Les enseignants ne sont plus autorisés à dire le mot esclavage, ils doivent dire migration forcée. »
Plusieurs personnes se sont objectées en disant : attendez un instant, c’est l’histoire. La vérité est qu’il y a eu des propriétaires d’esclaves aux États-Unis. Cela ne signifie pas que les élèves de ma classe sont des propriétaires d’esclaves.
Cette loi allant objectivement contre la liberté académique et la liberté d’expression pourrait-elle être contestée devant les tribunaux?
« Ce sera difficile, répond Sabrina Gates, car le législateur a pris bien soin de ne pas dire clairement ce que la loi requiert. En fait, il y a tellement d’ambiguïtés dans la façon dont la loi est écrite que cela a créé un fossé entre ce que la loi dit et ce que les gens en comprennent. »
Si la loi est ambiguë, son application est bien réelle.
Censure et autocensure
Au début d’avril, un représentant de la NEA a visité une bibliothèque d’une école primaire et il a vu la bibliothécaire retirer des livres d’une étagère. Il lui a demandé ce qu’elle faisait. Elle lui a répondu : « Je retire ces livres, car je ne veux pas avoir de problèmes et risquer de perdre mon emploi. »
Intrigué, le représentant syndical lui a demandé si quelqu’un lui avait demandé de retirer ces livres. « Non, a-t-elle répondu, je fais de la prévention, je ne veux pas être questionnée à propos du contenu d’un livre. »
Quand Sabrina a parlé de cet exemple à son entourage, une enseignante a répondu qu’elle avait emballé tous les livres de la bibliothèque qu’elle avait constitués au fil des ans dans sa classe. « J’ai été très judicieuse dans le choix des livres que j’ai laissés dans ma classe. J’ai retiré toutes les bandes dessinées, dont les Marvel Comics de Stan Lee dont je me servais pour parler de discrimination. J’ai aussi retiré plusieurs classiques de la littérature jeunesse américaine. »
Pourquoi as-tu fait ça? lui a demandé Sabrina. Elle lui a répondu qu’elle travaillait dans une école à charte (charter school). Une école à charte est une école qui reçoit des fonds publics, mais qui n’est pas une école publique en soi. Par conséquent, elle n’a pas les mêmes protections syndicales que si elle travaillait dans une école publique. En Floride, les écoles à charte ne sont pas syndiquées.
Ce que les gens perçoivent de cette législation, c’est qu’ils ne peuvent plus aborder certains sujets comme la diversité, l’équité et l’inclusion. Légalement, les enseignants peuvent continuer à enseigner l’histoire des États-Unis, mais comme ils doivent faire tellement attention aux mots qu’ils utilisent pour que personne ne se sente coupable de quoi que ce soit, ils n’abordent pas certains sujets de peur d’être poursuivis.
Sabrina Gates rejette l’idée que les programmes d’histoire favorisent l’endoctrinement. « Comme enseignant, on doit valoriser le fait qu’un élève peut ressentir quelque chose de différent des autres élèves, et que ce n’est pas grave. L’apprentissage émotionnel, c’est apprendre à travailler ensemble. Or, cette loi nous demande de supprimer tout apprentissage socioémotionnel. »
Cette loi Stop W.O.K.E. ne touche pas que l’enseignement de l’histoire. Plus de cinquante manuels de mathématiques ont été retirés, car on y retrouvait des graphiques faisant référence à des sciences sociales. « Pourtant, il est nécessaire en mathématiques d’apprendre à lire des graphiques, affirme Sabrina Gates. Il y a même un livre qui a été retiré, car il y avait une note qui encourageait les enfants à travailler ensemble pour résoudre des problèmes de mathématiques. Ce livre a été retiré parce qu’il faisait la promotion de l’apprentissage coopératif. Dans quel monde vivons-nous? »
Un environnement malsain
Cette législation Stop W.O.K.E. s’ajoute à une législation appelée Don’t Say Gay qui, elle aussi, entraine des conséquences dramatiques. « Cette législation a créé un environnement où les enfants se sentent abandonnés, et qui a entrainé une hausse des suicides chez les enfants de la communauté LGBTQ. »
« Auparavant, nous étions capables d’accepter ces enfants et de les aider à comprendre ce qu’ils vivaient. Mais, maintenant, plusieurs enseignants disent que si un élève vient vers eux, ils ne peuvent pas les regarder et leur parler des difficultés qu’ils rencontrent. Ils ne peuvent rien leur dire, alors que, dans leur cœur, ils sentent qu’ils ne peuvent pas laisser un enfant souffrir. »
Cet environnement de travail malsain a provoqué le départ de nombreux enseignants. Un grand nombre a quitté l’enseignement, car ils ne pouvaient plus enseigner dans un tel climat.
Mais ce qui est plus inquiétant encore, c’est que le gouverneur Ron DeSantis souhaite se présenter à l’investiture républicaine pour devenir président des États-Unis. Il y a de nombreuses choses que Ron DeSantis fait en Floride qui visent à atteindre un public plus large aux États-Unis.
« La démocratie est en jeu actuellement aux États-Unis, littéralement », de conclure Sabrina Gates.
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