Andreas Malm, le Lénine de l’écologie

2023/04/26 | Par Nicolas Truong

Cet article est paru dans le journal Le Monde datée du 22 avril 2023.
 

Ses chaussures sont encore crottées par la terre des champs de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) où s’est déroulé l’un des affrontements les plus violents de la nouvelle guerre climatique. Yeux clairs, fine barbe rousse, bonnet noir court et tee-shirt bleu, Andreas Malm avale des lasagnes végétariennes dans un café parisien de la rive droite avant de retrouver des membres des Soulèvements de la Terre lors d’une rencontre au Cirque électrique, aux Lilas (Seine-Saint-Denis), lundi 27 mars.

Une soirée organisée par son éditeur français, La Fabrique, qui fête ses vingt-cinq ans d’existence et qui a notamment publié son livre le plus connu, Comment saboter un pipeline (2020) – un tournant dans le mouvement climat. L’activiste et théoricien suédois y affirme que la troisième vague de mobilisation écologiste contre le réchauffement climatique doit en partie rompre avec la non-violence.

La première vague, qui s’est déployée entre 2006 et 2009 et ponctuée par la COP15 à Copenhague, a certes fortement mobilisé, mais « tout cela pour un résultat en deçà de zéro », déplore Andreas Malm, c’est-à-dire sans aucun accord contraignant pour les États afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. La deuxième vague s’ouvrit en 2011 et fut « fortement influencée par les luttes nord-américaines contre les pipelines », comme en témoigne notamment le campement des nations amérindiennes de Standing Rock contre le projet Dakota Access. Elle se prolongea par les grèves scolaires lancées par sa compatriote Greta Thunberg, ces « vendredis pour le futur » qui mirent près de 4 millions de personnes dans la rue en 2019. Elle se déploya également dans les actions du groupe d’origine anglaise Extinction Rebellion auxquelles Andreas Malm participa dans sa ville de Malmö. « En politique, tout est dans le nombre. Une Greta est une jeune Stockholmoise, un million de jeunes, une force avec laquelle compter », écrit-il.

La troisième vague est plus massive – plus sombre aussi : on y parle d’extinction, de trahison envers les jeunes générations, d’avenir bouché. Ces dernières rappellent qu’«aucun discours ne poussera jamais les classes dirigeantes à agir», constate-t-il.
 

Recours à l’action violente

Andreas Malm participe alors aux actions de Ende Gelände – que l’on peut traduire par « jusqu’ici et pas plus loin » –, ce groupe d’origine allemande capable d’organiser de vastes campements écologiques ou de s’introduire dans des mines de charbon, de s’allonger sur des voies ferrées transportant du lignite, et dont les membres sont vêtus de fines combinaisons de travail blanches. « Sans doute le stade le plus avancé de la lutte pour le climat en Europe », assurait-il en 2020.

Mais « tout ce qui pouvait être catégorisé comme violence a été soigneusement, scrupuleusement évité », fait-il observer. L’activiste décide alors de franchir un pas avec son livre Comment saboter un pipeline. Andreas Malm invite le mouvement à dépasser le pacifisme et à recourir à l’action violente, non contre les personnes, mais contre les infrastructures du capitalisme fossile. L’onde de choc est importante dans le mouvement climat parce que l’activiste suédois rompt une évidence partagée par la quasi-totalité des écologistes, même les plus militants et activistes. « Ce n’est certainement pas mon livre le plus abouti, dit-il aujourd’hui, mais il a été publié au bon moment, en 2020. L’idée était dans l’air. La pandémie refluait et le mouvement climatique réfléchissait à l’étape d’après. Dans les milieux écologistes, il était communément admis qu’il fallait essayer quelque chose de différent et de nouveau. Le sabotage pouvait être la nouvelle méthode d’action. »

Le changement de cap a fait son chemin. À tel point que lors de sa rencontre publique avec trois membres des Soulèvements de la Terre, au Cirque électrique, l’un d’entre eux lui lança, non sans humour : « Ce qui nous intéresse le plus dans ton livre, c’est ton titre ! » Andreas Malm n’y donne pourtant pas de recette. Son livre n’est pas un manuel : « On n’apprend rien sur la façon de saboter un pipeline », reconnaît volontiers l’auteur ; il s’agit davantage d’une réflexion sur la façon d’« agir dans un monde en feu ». En revanche, le film du réalisateur Daniel Goldhaber, issu du livre d’Andreas Malm, How to Blow Up a Pipeline, sorti le 7 avril aux États-Unis, est lui, bien plus explicite puisqu’il met en scène un groupe de huit jeunes qui décident de faire sauter un oléoduc au Texas.

Pourtant, Andreas Malm n’est pas un écologiste de la première heure. Activiste antifasciste et antiraciste dans les milieux suédois extraparlementaires d’extrême gauche dans les années 1990, il a participé à la première COP à Berlin, en 1995.

Cependant, si sa conscience des conflits de classe était prégnante depuis sa découverte du marxisme au cours de l’adolescence, il n’a rencontré la question climatique que dix ans plus tard grâce à la lecture, à partir de 2005, des livres du journaliste et militant écologiste britannique Mark Lynas, qui a notamment publié Marée montante (Au Diable Vauvert, 2004) et Six degrés. Que va-t-il se passer? (Dunod, 2008). « Cela a été une révélation, se souvient-il. J’ai compris que le changement climatique allait tout changer, et que beaucoup de gens allaient subir ses effets. »
 

« Capitalocène »

Pendant des années, « comme beaucoup de gens d’une certaine gauche, je pensais que l’environnement ne concernait pas les classes moyennes et les populations les plus défavorisées, reconnaît-il. J’étais très engagé pour la cause palestinienne et je ne me préoccupais pas du tout d’écologie. »

Andreas Malm voyage beaucoup, notamment au Moyen-Orient, écrit un livre sur l’Égypte et l’Iran, fréquente les conférences d’été prisées de la revue Historical Materialism, dirigée par Sebastian Budgen, son éditeur chez Verso, à Londres, et lui confie sa volonté de mener un travail de recherche tout en restant activiste.

De 2005 à 2009, Andreas Malm est en effet devenu très actif dans les mouvements écologistes. Mais il ne veut pas sacrifier la vie intellectuelle à l’activité militante. En 2009, année de la COP de Copenhague, il commence sa thèse sur le capitalisme fossile. L’idée-force, résumée dans L’Anthropocène contre l’histoire (La Fabrique, 2017) : ce n’est pas l’humanité qui est devenue une force géologique – c’est le sens du mot « anthropocène » forgé par le Prix Nobel de chimie néerlandais Paul Crutzen, en 2002 –, mais l’économie et le capitalisme fossile qui sont nés en Angleterre avec la machine à vapeur de James Watt, d’où la préférence d’Andreas Malm pour le mot de « capitalocène ».

Car le Suédois cherche à concilier marxisme et environnementalisme. « Une tâche qui n’est pas facile », témoigne-t-il, même si des auteurs comme le sociologue John Bellamy Foster aux États-Unis, professeur à l’université de l’Oregon et directeur de la Monthly Review, l’écosocialiste franco-brésilien Michael Löwy, l’environnementaliste belge Daniel Tanuro ou encore le jeune philosophe Kohei Saito, professeur associé à l’université de Tokyo, articulent la théorie marxiste à l’écologie et rencontrent désormais une large audience.

Né en 1977 à Mölndal dans une « famille chrétienne progressiste » très religieuse – son père était journaliste et sa mère enseignante à l’école primaire –, Andreas Malm a connu « une période d’athéisme obstiné ». Mais il est bien moins dogmatique aujourd’hui. Au point de se qualifier parfois en plaisantant de « poly-monothéiste », inspiré par le judaïsme, le christianisme et l’islam.
 

« Les questions qui font mal »

Selon Sebastian Budgen, Andreas Malm est un iconoclaste. Militant trotskiste de la IVe Internationale en Suède, celle où le célèbre romancier Sven Lindqvist (1932-2019) a également milité, il relie l’écologie au marxisme, souvent déconsidéré dans les milieux écologistes pour son productivisme ; il justifie le passage à l’action violente dans une galaxie dominée par le pacifisme ; et ne renie pas l’État comme allié dans la transition écologique au sein d’un «communisme de guerre» qu’il a théorisé dans La Chauve-souris et le Capital (La Fabrique, 2020).

Une phrase issue de sa thèse résume son pessimisme de la raison mêlé à un optimisme de la volonté, qui est aussi celui d’une génération : « Les perspectives sont sombres : d’où la nécessité de se lancer dans l’action. »

Si Andreas Malm s’attelle ainsi aujourd’hui à une critique de la géo-ingénierie, il ne la discrédite pas complètement, estimant qu’il sera difficile de faire l’économie de certains outils capables de capter le carbone. Une prise de position bien éloignée des courants technocritiques. En résumé, poursuit Sebastian Budgen, Andreas Malm « pose les questions qui font mal ». Et il n’est pas près de s’arrêter.