Il y a plus de 100 ans, des pionniers, dont au premier chef Conrad Kirouac, mieux connu sous le nom de « Frère Marie-Victorin » avaient réalisé que, pour survivre dans le monde moderne, le Québec français devait mieux et plus valoriser la science. Dans un texte magnifique publié dans le Devoir le 25 septembre 1925, au titre programmatique de « La province de Québec, pays à découvrir et à conquérir », Kirouac dressait un véritable programme de reconquête.
Ce programme passait d’abord et avant tout par l’avancement des connaissances, de la science, substrat de la révolution industrielle qui faisait rage partout et qui, au Québec, était aux mains des Anglais ou des Américains : « Étrangers dans cet univers, oui, et, par voie de conséquence, éminemment étrangers dans notre patrie. Ne devenons-nous pas de plus étrangers au développement économique de cette terre québécoise qui est nôtre? Si on ne nous conteste plus la propriété foncière d’une partie de la vallée du Saint-Laurent, si on nous concède volontiers pour l’avenir le pénible grattage agricole des gneiss laurentiens, avec la pleine jouissance du muskeg subarctique de l’Abitibi, par contre tout ce qui vaut réellement, tout ce qui compte sur l’heure, tout ce qui multiplie la richesse est aux mains des autres ».
« C’est par la recherche que nous finirons par exister comme peuple », affirmait même l’un des premiers présidents de l’Association francophone pour le savoir, l’ACFAS, qui tient son congrès annuel ces jours-ci. On ne saurait mieux résumer l’esprit qui animait ces visionnaires.
L’usage du français ferme des portes
Aussi faut-il se pencher attentivement sur l’état du français en sciences et, en particulier, sur les tendances du financement de la recherche en français. Pour la première fois, des données extensives provenant des trois principaux organismes subventionnaires fédéraux (IRSC, CRSH, CRSNG) ont été compilées sur une période de 30 ans.
Les résultats indiquent que nous assistons à un recul généralisé de l’usage du français comme langue de publication, comme langue de rédaction des mémoires et thèses et comme langue de soumission des demandes de financement.
Une donnée m’a particulièrement interpellée : soit celle prouvant qu’une demande effectuée en français aux IRSC a significativement moins de probabilités de succès (29,2%) qu’une demande effectuée en anglais (38,5%). C’est la première fois, à ma connaissance, que l’on établit de façon aussi claire que l’usage du français lors d’une demande de subvention à Ottawa diminue significativement la probabilité de succès du demandeur.
Il n’est donc pas surprenant d’apprendre que dans les quinze dernières années, seulement 7,06% des demandes financées aux IRSC, l’un des plus importants organismes subventionnaires fédéraux, ont été rédigées en français. Les chercheurs ont parfaitement intégré le massage; l’usage du français en sciences leur ferme des portes.
Ce décalage de performance entre anglophones et francophones se traduit par une différence énorme en termes d’argent versé aux uns ou aux autres. Ainsi, sur la période 2019-2022, 98% des fonds des IRSC, 81% des fonds des CRSH et 96% des fonds du CRSNG ont été versés à des projets anglophones. Ce qui se traduit par 8,11 milliards de dollars pour les projets anglophones, comparativement à seulement 0,42 milliard de dollars pour les projets francophones (4,9%). Le surfinancement des anglophones est donc absolument massif et l’usage du français en sciences équivaut souvent à une forme de suicide professionnel.
Alors que l’on affirme depuis longtemps que, si les universités anglaises au Québec sont surfinancées (McGill, par exemple, dispose de 148% de plus de fonds par étudiant que l’UQAM et obtient 30% du financement en recherche versé par Ottawa au Québec), c’est parce qu’elles seraient « excellentes » et donc qu’il serait vain, contre-productif et injuste de remettre en question la répartition des fonds entres anglophones et francophones, ce que ces données prouvent, c’est qu’Ottawa favorise massivement les anglophones et pénalise l’usage du français en sciences au Canada.
Mais pas seulement son usage. Ainsi, si un francophone rédige une demande en anglais, son taux de succès se rapproche de celui des anglophones, tout en restant inférieur à celui-ci, l’écart résiduel entre les deux étant statistiquement significatif (p<0.05).
Double discrimination
Face à ces résultats, il y a donc trois explications possibles, soit que : 1) les demandes en français ou provenant de francophones sont objectivement moins bonnes que celles en anglais; 2) il y a une discrimination directe en fonction de la langue; 3) il y a une discrimination qui s’exerce à l’encontre des francophones, peu importe la langue de rédaction.
Si on exclut l’hypothèse, douteuse à mon avis, que les francophones seraient tout simplement moins bons en science, généralement, que les anglophones, il me semble que les données indiquent que le facteur principal à l’œuvre serait une discrimination directe en fonction de la langue de rédaction, suivi d’une discrimination exercée à l’encontre des francophones, peu importe la langue de rédaction.
Il est également possible qu’il y ait une perception générale au Canada voulant qu’une demande soit moins bonne, non en vertu de sa qualité objective, mais simplement parce qu’elle est rédigée en français ou par un francophone. La plus faible valeur symbolique de cette langue serait donc un handicap important pour ceux qui choisissent tout de même de l’utiliser (ou de l’avoir comme langue maternelle!).
Cela fait penser aux trouvailles de la Commission Laurendeau-Dunton dans les années soixante sur le revenu moyen au Québec en fonction de la langue de travail et de l’origine ethnique qui avaient permis de conclure à l’existence d’une double discrimination au Québec; l’une s’exerçant en fonction de la langue de travail (ceux qui travaillaient en français gagnaient moins que ceux qui travaillaient en anglais) et une autre s’exerçant en fonction de l’origine ethnique (les francophones gagnaient moins, même s’ils travaillaient en anglais!).
Bien sûr, à l’époque, on pouvait au moins pointer du doigt la plus faible scolarisation des francophones comparativement aux anglophones pour expliquer au moins une partie de cet écart. Aujourd’hui cependant, tous les demandeurs (ou presque), francophones ou anglophones, aux IRSC ont au moins l’équivalent du doctorat.
Si c’est réellement « par la recherche que nous finirons par exister comme peuple », alors on peut dire que notre existence même est menacée par les politiques de financement actuelles. Près de 100 ans plus tard, le programme dressé par frère Marie-Victorin reste d’actualité.
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