Les principaux médias du pays ont publié une lettre ouverte de 62 anciens ministres, sénateurs, ambassadeurs, chefs d’État-major et autres officiels, appelant Ottawa à cesser de reculer en matière de défense nationale. La plupart d'entre eux sont étroitement associés à la Conférence des industries de la défense, c’est-à-dire au complexe militaro-industriel.
Des éditoriaux dans La Presse, le Globe and Mail et d’autres médias critiquent l’absence de plan de match dans le dernier budget pour atteindre cette cible de 2 %, même si le budget confirmait l’achat de chasseurs F-35 au coût de 19 milliards $ et un investissement de 39 milliards $ dans le NORAD au cours des 20 prochaines années.
Les États-Unis s’en mêlent avec la publication par le Washington Post d’un document du Pentagone, portant le sceau des Chefs d'État-major interarmées des États-Unis, qui divulgue que Trudeau aurait déclaré en privé aux officiels de l'OTAN que le Canada n'atteindra jamais l'objectif de dépenses militaires de 2 % du PIB convenu par les membres de l'alliance. Une déclaration que le premier ministre n’a pas niée.
L’exemple de Trudeau père
En tenant tête à l’OTAN, Justin marche dans les pas de son père. En 1969, celui-ci avait remis en question l’utilité de l’appartenance du Canada à l’OTAN. Lors d’une rencontre du cabinet, il avait proposé de laisser la protection du territoire européen aux Européens, de réduire le nombre de soldats canadiens stationnés en Allemagne et de mettre fin, le plus rapidement possible, à la présence des troupes canadiennes en Europe. Cela avait provoqué une grave crise politique, décrite dans le livre Pirouette. Pierre Trudeau and Canadian Foreign Policy, de J.L. Granatstein et Robert Bothwell (University of Toronto Press, 1990).
Le cas de Pierre Trudeau n’est pas unique. D’autres premiers ministres canadiens ont résisté sur les questions reliées à la défense aux pressions de Washington et de ses relais dans les milieux militaires et économiques du Canada. Dans son autobiographie Private Power Public Purpose, Adventures in Business, Politics and the Arts (McClelland and Stewart, 2023) Tom d’Aquino en donne des exemples.
Le patron des patrons
Tom d’Aquino mérite d’abord une présentation. Il a été le patron des patrons au Canada en dirigeant, de 1981 à 2009, le Business Council on National Issues (BCNI), créé en 1976 sur le modèle du Business Roundtable américain. Le BCNI a pris par la suite le nom de Canadian Council of Chief Executives (CCCE) et aujourd’hui de Business Council.
Créé à l’initiative de William Twaits de l’Imperial Oil et d’Alfred Powis de Noranda, le BCNI regroupe dès sa naissance les dirigeants de quatre-vingt-dix des plus importantes corporations canadiennes. Ne mentionnons que l’Alcan, la Banque Royale, Power Corporation, Steel Company, la Banque de Nouvelle-Écosse, Northern Telecom, le Canadien Pacifique, Manufacturers Life Insurance, Massey-Ferguson, Molson, Southam Press, Ford Motor, la Banque de Montréal, Canadian Tire, Banque TD.
Embauché comme conseiller en 1977, D’Aquino a convaincu les principaux dirigeants d’entreprises du pays d’intervenir sur la place publique pour faire valoir leur point de vue sur les principaux enjeux de la société. Une approche facilement acceptée d’autant plus que la motivation pour la création du BCNI était l’opposition des milieux d’affaires aux politiques du gouvernement Trudeau père, particulièrement le contrôle des prix et des salaires, dans un contexte où l’inflation atteignait 12 % et les taux d’intérêt 21 %.
L’élection de Thatcher en 1979 et de Reagan en 1980 sonnaient le glas des politiques keynésiennes et annonçaient le néolibéralisme. Sous sa gouverne, le BCNI est devenu, se vante D’Aquino, la tribune de la contre-révolution économique. L’élection de Mulroney a provoqué l’euphorie au sein du BCNI. D’Aquino attribue à son action et celle du BCNI le démantèlement de la Nouvelle politique économique (NEP) de Trudeau par Mulroney en 1985.
D’Aquino est un hyper actif. Il raconte avoir rencontré plus d’un millier d’hommes d’affaires, bavardé régulièrement avec son voisin Willard Estey juge de la Cour suprême, dîné avec le gouverneur de la Banque du Canada ou le général en chef de l’armée canadienne. Il se flatte d’avoir eu l’ambassadeur américain Thomas Niles comme partenaire de squash et d’être allé à la pêche au saumon au Labrador avec le président américain Bush père, d’avoir eu des rencontres privées avec David Rockefeller et Mikhael Gorbatchev. Son livre est un Who’s Who du monde des affaires canadien et international.
Au cours de son mandat, D’Aquino a multiplié les colloques, les publications, les rencontres avec les médias, mis sur pied des coalitions pour promouvoir le point de vue du monde des affaires. Au plan constitutionnel, il se vante d’avoir été à l’origine de l’Accord de Charlottetown et de la Déclaration de Calgary. Mais sa plus grande réussite a été la campagne pour le traité de libre-échange, d’abord avec les États-Unis, puis plus tard avec l’inclusion du Mexique, et l’adoption de la TPS.
Tom d’Aquino se fait une gloire d’avoir été pendu en effigie par des manifestants et d’avoir été qualifié de « Premier ministre de facto du Canada » par la gauche canadienne-anglaise.
Une certaine autonomie du politique
Cependant, D’Aquino reconnaît dans son autobiographie une certaine autonomie du politique par rapport à l’économique et que des premiers ministres ont fait fi des positions du BCNI sur des questions majeures. Il en donne trois exemples reliés à la politique étrangère. Brian Mulroney a décliné l’invitation de Ronald Reagan de participer à l’Initiative de Défense stratégique. Paul Martin a refusé de contribuer au plan américain de développement d’un système de défense antimissile. Jean Chrétien a opposé une fin de non-recevoir à l’invitation de Bush fils de participer à la guerre en Irak.
D’Aquino constate que Martin faisait face à beaucoup d’opposition au sein de son caucus et que les mobilisations populaires contre la guerre, surtout au Québec, ont été à l’origine de la position de Chrétien. En rétrospective, il pense que Martin et Chrétien ont pris la bonne décision.
Ainsi donc, des premiers ministres canadiens ont tenu tête sur des enjeux stratégiques concernant la guerre et la paix aux milieux d’affaires et à la Maison-Blanche. Dans tous les cas, c’était le résultat d’une opposition au sein du caucus, du Parlement et dans la rue.
Aujourd’hui, malheureusement, l’opposition à l’augmentation des dépenses militaires, à l’OTAN et à la guerre en Ukraine est presque inaudible. C’est à se demander si Justin Trudeau pourra longtemps tenir tête aux va-t-en-guerre de son cabinet, de son caucus, du Parlement et des médias.
En terminant, rappelons le dénouement de la crise provoquée par la décision de Trudeau père de se retirer de l’OTAN. Selon les confidences recueillies par les historiens J.L. Granatstein et Robert Bothwell, la majorité du cabinet était pro-OTAN, mais un nombre substantiel de ses membres prônaient un retrait de l’OTAN pour des raisons morales et de politique nationale.
Lors d’une réunion du Cabinet, le ministre de la Défense Léo Cadieux a menacé de démissionner si Trudeau allait de l’avant avec sa position anti-OTAN. La réunion s’est terminée sans prise de décision. Quelques jours plus tard, Trudeau et Cadieux se sont rencontrés pour voir si un compromis était possible. Ils se sont entendus pour une réduction de moitié du nombre de soldats canadiens en Europe.