Le triomphe de l’injustice fiscale

2023/05/19 | Par Gabriel Ste-Marie

L’auteur est député du Bloc Québécois
 

À cause de l’utilisation des paradis fiscaux, les plus fortunés se soustraient à l’impôt comme jamais. C’est aussi le cas des grandes banques, des multinationales et des géants du web. Ces sociétés se défendent en prétextant la légalité de leurs stratagèmes, même si leur pingrerie est complètement immorale.

Les économistes Emmanuel Saez et Gabriel Zucman illustrent bien dans leur livre Le triomphe de l’injustice (Points, 2020) la méthode utilisée. D’abord, le cadre juridique des multinationales a peu évolué depuis leur conception dans les années 1920. Les filiales d’une même entreprise multinationale sont traitées comme des entités autonomes : « Apple Irlande est une société à part entière, distincte d’Apple Amérique. » Puisque le taux d’imposition irlandais est deux fois moindre que celui aux États-Unis, la multinationale a tout intérêt à y transférer ses bénéfices, pour payer moitié moins d’impôt.

En principe, les filiales doivent s’échanger les biens et services à leur valeur marchande, selon le principe de pleine concurrence, comme si les entités étaient indépendantes l’une de l’autre. Dans les faits, elles ont une grande marge de manœuvre qui permet de déplacer leurs profits vers les paradis fiscaux.

Le principe, à peu près toujours le même, a été développé dans les années 1990 par les cabinets de conseil en optimisation fiscale. C’est la vente entre filiales d’actifs qui n’ont aucun prix de marché, comme les logos, marques, services de gestion ou services financiers.

«Combien vaut le logo Apple? Nul ne le sait : celui-ci n’a jamais été vendu sur aucun marché. Quel est le prix de la fameuse «virgule» emblématique de Nike? Ou celui des technologies qui font tourner le moteur de recherche et les algorithmes publicitaires de Google? C’est impossible à dire avec précision, ce qui permet aux entreprises de s’échanger ces actifs en interne à la valeur qui leur sied.»
 

Les transactions intragroupes

Les cabinets vendent des conseils tout-en-un, à savoir une transaction intragroupe inventive, accompagnée d’une certification de prix de transfert «correct». Saez et Zucman constatent le résultat : «Grâce à la prolifération de transactions intragroupes réalisées à des prix truqués, des centaines de milliards de bénéfices sont enregistrés dans les pays où l’impôt est faible et des montants faibles là où l’impôt est élevé.»

Les économistes évaluent à 800 milliards $US de bénéfices des multinationales qui sont ainsi transférés dans les paradis fiscaux. 40% de leurs bénéfices à l’échelle mondiale, 60% des bénéfices des multinationales américaines. «Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PricewaterhouseCoopers ces quatre grands cabinets d’audit qu’on surnomme les ‘‘Big Four’’ proposent des variantes de ces petits arrangements à leurs clients du monde entier.»

C’est toujours la même chose. Voici deux exemples. «En 2003, soit un an avant son introduction en bourse, en août 2004, Google a vendu ses algorithmes de référencement et de publicité à Google Holdings, une de ses filiales immatriculée en Irlande, mais située, du point de vue du fisc irlandais, dans les Bermudes, un archipel de l’Atlantique où se trouvent prétendument ses fonctions de ‘‘direction’’».

Le prix de transfert est secret, mais certainement peu élevé, sinon il aurait dû être déclaré à la SEC (Securities and Exchange Commission). Saez et Zucman l’évaluent à un maximum de 700 millions $US, alors que ces mêmes algorithmes ont, par exemple, permis à Google Holdings de déclarer 22,7 milliards $US d’activités aux Bermudes pour la seule année 2017. Trente fois plus pour une seule année, c’est ce qu’on appelle une poule aux œufs d’or! En Asie, c’est Singapour qui est utilisée à la place des Bermudes. Le taux d’impôt des multinationales y est aussi nul.

Deuxième exemple. En 2004, Skype (fondée par un Suédois et un Danois), transfert l’essentiel de sa technologie dans sa filiale irlandaise. Or, grâce aux LuxLeaks (fuite de documents confidentiels de PricewaterhouseCoopers en 2014), on connait les détails de la transaction. Le prix de transfert de la technologie a été évalué à 25 000 €. Quand on sait que Skype a été racheté par eBay un an plus tard, en 2005, pour 2,6 milliards $US, ça relève du pur scandale. C’est un écart qui dépasse de 100 000 fois le prix de transfert!

Les auteurs expliquent que les mécanismes de l’évasion fiscale des entreprises sont fort simples : «Le système repose fondamentalement sur la manipulation du prix des transactions intragroupes, qu’il s’agisse de produits (des iMac, par exemple), de services (comme lorsqu’une maison mère américaine achète des ‘‘services de gestion’’ à l’une de ses filiales installées en Suisse), d’actifs (comme quand Google vend ses algorithmes à sa filiale aux Bermudes) ou de prêts (voir la vogue des Antilles néerlandaises au début des années 1980).»

Cette « vogue des Antilles néerlandaises » constitue en quelque sorte une pratique générale de l’utilisation des paradis fiscaux.  C’est apparu à la fin des années 1970 et a été interdit à la fin des années 1980. Cette nouvelle industrie de l’évasion fiscale au service des entreprises s’inscrit dans le contexte de l’émergence de l’idéologie néolibérale, en même temps que le boom des abris fiscaux pour les particuliers. Saez et Zucman l’illustrent ainsi : «Le montage fonctionnait de la façon suivante. Une entreprise américaine ouvrait une filiale sur l’île d’Aruba, de Bonaire ou de Curaçao. Celle-ci empruntait de l’argent à une banque européenne, au taux en vigueur (environ 3%), puis le reprêtait à la maison mère américaine à un taux beaucoup plus élevé (autour de 8%).» La différence des taux permettait de déplacer les bénéfices des États-Unis vers les Antilles.
 

Les trente inglorieuses

L’utilisation des paradis fiscaux va véritablement prendre son envol dans les années 1990. Avec la chute du mur de Berlin, le néolibéralisme triomphe. La nouvelle génération de dirigeants d’entreprises ne s’attribue plus de rôle dans la société autre que de servir son actionnariat. En même temps, la part des profits réalisés à l’étranger double, passant de 15% à 30% pour les multinationales américaines.

La réponse des États riches a été de faire baisser le taux d’impôt des entreprises, ce qui n’a toutefois pas permis rapatrier leurs bénéfices. Entre 1985 et 2018, le taux d’impôt moyen sur les sociétés a été divisé par deux : 49% à 24%. Comme le rappellent les deux économistes, au début des années 1950, les sociétés payaient autant d’impôt que les individus. Aujourd’hui, avec la baisse des taux d’impôts et l’utilisation des paradis fiscaux, ce ratio a complètement basculé : les entreprises contribuent dix fois moins que les individus. Chez nous, ce déséquilibre a abondamment été documenté par le prof Lauzon.

Les multinationales règnent désormais en roi et maître : elles délocalisent artificiellement leurs bénéfices dans les paradis fiscaux pour échapper à l’impôt. Les bénéfices qu’elles ne délocalisent pas sont deux fois moins imposés qu’il y a trente ans. Sans oublier qu’elles sous-traitent leurs activités réelles dans les pays où la population est sous-payée, permettant de gonfler d’autant leurs bénéfices.

La solution à cette injustice est d’abord politique. C’est d’ailleurs le prétexte invoqué par les multinationales. Selon leur discours, tout ça est légal. Saez et Zucman s’insurgent : «Cette défense ne tient guère la route : rien ne se passant réellement aux Bermudes, il est logique de penser que les 22,7 milliards de chiffre d’affaires déclaré par Google dans cet archipel pour l’année 2017 l’ont été dans le seul but d’échapper à l’impôt, en violation du principe juridique de la substance économique.»

Les auteurs concluent que pour changer la donne, ça va prendre une révolution dans les façons de faire : «L’OCDE essaie d’améliorer le système de Ptolémée, alors que c’est d’une révolution copernicienne dont le monde a besoin.»