Intelligence artificielle et culture : Il est minuit moins cinq !

2023/05/26 | Par Orian Dorais

Depuis quelques mois, les logiciels d'intelligence artificielle comme ChatGPT défraient souvent la chronique, notamment à cause des risques associés à ces nouvelles technologies. On pense, par exemple, à la prolifération en ligne d'informations fausses ou incomplètes, à la facilitation des fraudes informatiques et à des pertes d'emplois massives, alors que des logiciels risquent de rendre obsolètes plusieurs postes. Une lettre ouverte signée par des centaines d'experts, dont Elon Musk, a demandé un moratoire de quelques mois dans le développement de cette technologie. Plus près de chez nous, le comédien Sébastien Dhavernas a récemment tiré la sonnette d'alarme quant aux menaces que fait peser l'IA sur l'industrie québécoise du doublage. Je m'entretiens plus largement sur ce sujet avec Tania Kontoyanni, nouvelle présidente de l'Union des Artistes.

Orian : Mme Kontoyanni, vous avez été élue à la tête de l'UDA quelques semaines avant notre entretien, j'aimerais donc commencer en vous demandant comment vous abordez ce mandat? Quels sont vos buts et défis?

Tania Kontoyanni : C'était le 7 avril que j'ai été élue présidente, au second tour. Je dois dire que c'était une élection historique, pour la première fois, il y avait quatre candidats à la présidence, ce qui a mené à un ballotage – une autre première – entre Pier-Luc Brillant et moi. C'est moi qui ai remporté le scrutin, mais je précise que je n'ai jamais été en opposition avec Pier-Luc, qui est d'ailleurs devenu notre vice-président pour la région de Montréal. Nous avons des visions très similaires, notamment sur l'importance de mobiliser nos membres dans les prochaines années, qui vont être charnières.

Vous savez, tous les mandats sont traversés par des enjeux plus visibles que d'autres. Dans les années passées, avec le mouvement #moiaussi, la lutte contre les violences sexuelles et le harcèlement a été une priorité incontournable. Maintenant, j'ai le sentiment que la question des nouvelles technologies va marquer le mandat actuel et quand je parle de nouvelles technologies, j'inclus autant les géants du web que l'IA. Le secteur culturel est en mutation, donc on veut que nos membres reçoivent ce qui leur est dû et c'est pour ça qu'il va falloir un rassemblement fort du milieu artistique plus tôt que tard.

O. : Partagez-vous les inquiétudes de votre collègue M. Dhavernas par rapport à l'IA et au doublage?

T. K. : Selon moi, l'entièreté des expressions artistiques va être touchée par ces nouvelles avancées technologiques. Le doublage, oui, c'est la pointe de l'iceberg, mais aussi la musique, les arts visuels et éventuellement même l'écriture, qu'elle soit littéraire ou filmique. Les scénaristes américains de la Writers Guild Association, qui sont présentement en grève, demandent des garanties que les grands studios ne vont pas les remplacer par des logiciels !

L'ensemble des professions artistiques sont inquiètes, mais c'est certain que le secteur de la voix est particulièrement nerveux. Beaucoup de nos membres en sont à se demander si toutes leurs années passées à développer une expertise de jeu vocal ne seront pas carrément perdues. Les logiciels sont déjà rendus au stade d'imiter l'expression humaine, des musiciens comme Drake et The Weeknd ont été calqués. Il y a cinq mois, l'idée que ChatGPT et compagnie soient aussi avancés n'était qu'une rumeur, maintenant c'est une réalité, le développement est exponentiel. Et supposons que, demain, l'IA soit capable de remplacer, par exemple, le corps enseignant ou des journalistes? Il faut avoir une discussion de société sur la place qu'on va accorder à cette technologie-là dans nos vies et je crois que les artistes vont être à l'avant-plan du débat.

O. : Est-ce qu'il y a d'autres corps de métiers couverts par l'UDA qui sont menacés ?

T. K. : Pour l'instant, c'est vraiment pour les artistes vocaux qu'on s'en fait. On pense à nos membres qui travaillent en doublage, en publicité ou à la radio ; qui font de la surimpression vocale, de la lecture de livres audio ou encore de la vidéodescription, où il y a déjà eu beaucoup de pertes de contrats dans les dernières années. Mais, comme je vous dis, tout le milieu est concerné par ces discussions, et d'autres secteurs aussi.

Et je ne pense pas que les problèmes liés l'IA se présenteront dans le lointain futur; au contraire, je pense qu'il est minuit moins cinq. Un jour, en formation, j'ai vu une image de synthèse qui nous expliquait qu'elle était une image de synthèse autonome. On m'a alors dit que son discours n'était pas écrit! J'avais donc devant moi une intelligence artificielle qui m'expliquait sa propre nature, son fonctionnement et ses capacités, sans intervention humaine. Elle avait une cognition suffisante pour apprendre tout cela elle-même. Rendez vous compte à quel point c'est troublant! Il va falloir avoir une discussion philosophique sérieuse sur les implications de ce type d'intelligence. Est-ce que, en art, on souhaite remplacer le créateur – l'âme humaine, en somme – par des machines?

O. : J'aimerais vous entendre parler du projet de loi fédéral sur les géants du web; vous allez voir où je veux en venir. Mais pouvez-vous d'abord me rappeler la position de l'UDA sur C-11 ?

T. K. : L'UDA a beaucoup travaillé en collaboration avec d'autres associations culturelles pour faire adopter la loi C-11. Nous sommes heureux qu'il y ait enfin un encadrement juridique des géants du web, parce qu'auparavant, c'était un deux poids, deux mesures. Les diffuseurs canadiens avaient certaines responsabilités que les GAFAM n'avaient pas. Quand on s'abonnait à des plateformes comme Netflix, on disait « au revoir » à ces sous-là, qui partaient tous dans le marché américain. Maintenant, ces mêmes plateformes doivent réinvestir une partie de leurs immenses profits dans la culture québécoise et canadienne.

Par contre, l'UDA défend le fait français et, plus généralement, tous les interprètes dont la langue de travail n'est pas l'anglais. Au Canada, il n'y a pas juste l'anglais. Donc, on attend avec impatience les consultations pour le décret d'instruction de C-11, où le CRTC va déterminer quelle part des fonds provenant des géants du web doit être réinvestie dans la création francophone. Il n'y a pas de dispositions législatives qui indiquent combien les plateformes doivent investir spécifiquement dans le contenu en français, mais le ministre Pablo Rodriguez m'a assuré que nous serions entendus lors des consultations. L'entièreté de l'écosystème culturel québécois est unie dans son désir de voir le CRTC, avec les pouvoirs que lui confère C-11, donner la place qui leur revient à nos créateurs. Donc on repart, tous ensemble, avec notre bâton de pèlerin, à la défense de la culture francophone.

O. : Serait-il envisageable d'avoir l'équivalent de C-11 pour les compagnies d'IA? Exemple, interdire au Canada l'utilisation de l'IA dans la production artistique ?

T. K. : Pour l'instant, dans nos ententes, il est inscrit que tout producteur qui voudrait utiliser l'IA devrait donner une compensation à nos membres. Mais on ne souhaite pas juste des compensations, on souhaite le respect des artistes. Mais nos membres ne pourront pas tout faire seuls, il faut que nos décideurs et tous les citoyens soient sensibilisés à ces enjeux éthiques.  Il faut que l'opinion publique se penche sur la question de l'IA, parce que, de toute façon, l'enjeu va devenir global très bientôt.