À ma mère, à ma mère, à ma mère, à ma voisine (1978)

2023/06/07 | Par Olivier Dumas

Il y a 45 ans, Pol Pelletier et trois autres créatrices ont conçu une œuvre théâtrale provocatrice, événementielle, politique.

À ma mère, à ma mère, à ma mère, à ma voisine a été réalisée uniquement par des femmes au Théâtre expérimental de Montréal (TEM), fondé au printemps 1975 par Pol Pelletier, Robert Gravel et Jean-Pierre Ronfard. Entre le 16 mai et le 11 juin 1978, dans le Vieux-Montréal, elle a été présentée à la Maison Beaujeu, par une cellule autogestionnaire composée de trois interprètes-autrices, soit Pol Pelletier, Louise Laprade, Nicole Lecavalier, ainsi que par la conceptrice d’éclairage Dominique Gagnon.

L’année suivante, les Éditions du remue-ménage ont publié la pièce accompagnée de textes éclairants des collaboratrices.

Les secousses d’À ma mère, sont à l’origine de la fondation du Théâtre expérimental des femmes (TEF). « Il y avait ce désir de rassembler des femmes. À l’époque, nous travaillions beaucoup en création collective », confiait la comédienne Anne-Marie Provencher (qui participé à l’aventure d’À ma mère comme œil extérieur, et par la suite au TEF) dans le recueil La Scène québécoise au féminin (Pleine Lune, 2018).

« Il n’y avait pas encore de prises de parole articulées dans les deux réalisations antérieures de femmes au TEM (Essai en trois mouvements pour voix des femmes et Finalement). Avec À ma mère, il y en a eu une véritable, avec la présence d’une femme guerrière à la personnalité imposante, qui ralliait les trois femmes et montait aux barricades. »

Pour Pol Pelletier, cette production-exorciste de huit tableaux instaurait un style de jeu qui rompait « avec la mièvrerie souvent associée avec le jeu féminin ». Elle s’est construite avec des méthodes de travail innovatrices (rêves éveillés, jeux de hasard), de l’improvisation autour des thèmes radicaux : la mise à mort physique de la mère, des personnages de guerrières, l’humour des « femmes burlesques » et l’exploration de la vie secrète des petites filles.

Deux ouvrages importants de la pensée féministe des années 1970 ont influencé la production : Du côté des petites filles, d’Elena Gianini Belotti et Amazones, guerrières et gaillardes, de Pierre Samuel.

Pol Pelletier y incarnait notamment une mère enveloppée de bandelettes blanches très serrées des pieds à la tête sur un échafaudage « avec une voix terrifiante » et une guerrière recouverte de casseroles. Peu avant la finale, elle scande : « Ma mère est de proportions héroïques, forte comme un tremblement de terre, grande comme un ouragan, rouge comme un volcan qui éclate. »
 

Quête de liberté joyeuse

Loin du réalisme ou du didactisme du théâtre militant, À ma mère se démarquait par son exploration de « la mythologique personnelle » et son jeu extrêmement physique (puisant sa force dans les cours d’autodéfense du wendo). Le public s’assoyait sur des coussins rouges autour d’une bulle noire peinte sur le plancher.

Parmi les autres créations collectives de femmes, rappelons Un Prince, mon jour viendra (1974), du Grand Cirque Ordinaire et, la même année, Nous aurons les enfants que nous voulons (sur le droit à l’avortement), du Théâtre des Cuisines. En 1979, la troisième exécution scénique de Trois et 7 le numéro magique, Alice a la peau rouge et ne se met pas de fond d’teint, est présentée pour femmes seulement avec une féminisation radicale du langage (« la plaisir, la soleil »). Des cellules féminines se forment dans des compagnies théâtrales underground comme Organisation Ô et l’Eskabel.

Dans le Trac Femmes (1978)1, numéro spécial du Trac, revue éphémère du TEM, Nicole Lecavalier parlait d’À ma mère comme du « triomphe d’une parole reconquise et signifiante ». Dans son ébranlante « Histoire d’une féministe », aussi du Trac Femmes, Pol Pelletier réitère la dimension féministe « d’un spectacle fondé sur notre conscience de notre oppression de femmes (…) qui dévoile cette oppression et cherche du même coup à la renverser ». Un tel électrochoc « l’a ravie et étonnée » par son « imaginaire complètement impudique et effronté » et a raffermi sa volonté d’un art « qui affirme l’existence d’une culture et d’une histoire de femmes complètement occultées, refoulées, ignorées jusqu’à nos jours. Un théâtre qui conscientise, mais aussi qui exalte ».

La nécessité pour Pelletier de travailler exclusivement avec des femmes cause une scission au sein de l’équipe du TEM. Deux nouvelles compagnies voient alors le jour en 1979 : le Nouveau Théâtre Expérimental (NTE) et le Théâtre expérimental des femmes (TEF), initié par Pol Pelletier et cofondé par elle, Nicole Lecavalier et Louise Laprade.
 

Électrochoc toujours vivant

L’auteur et traducteur féministe Martin Dufresne a été grandement impressionné par ce manifeste théâtral. « À ma mère, à ma mère, à ma mère, à ma voisine a marqué la dissociation de ses autrices du Théâtre expérimental de Montréal en 1979 avec la prise en compte d’une praxis féministe et d’un rapport explicite des comédiennes-autrices à leur mère, un sujet qui demeurait lourd de tabous dans la dramaturgie québécoise. Je me souviens de l’impact qu’ont eu ces femmes déclamant leur vécu et leur imaginaire sur la scène de la Maison Beaujeu, jusqu’alors dévolue à des créateurs masculins, sinon franchement machistes. (…) En assumant le segment À ma voisine de ce texte, Pol Pelletier s’est affirmée en pionnière ».

Dans la revue alternative Le Temps Fou, nous lisions en décembre 1980 que « tous ces mouvements donnent, autour surtout des rencontres soi avec sa mère et soi avec sa mère en soi, des paroles magnifiques, parmi les plus fortes, les plus dynamiques, les plus émouvantes et les plus évocatrices qu’il puisse nous être donné d’entendre ».

L’homme de théâtre Gilbert Turp a invité récemment Pol Pelletier dans un cours au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. Il se souvient de l’impact d’À ma mère en 1978 : « J’étudiais à l’École nationale de théâtre et c’était libérateur une parole de femmes qui fait le tour d’une question avec des moyens théâtraux innovateurs. Nous étions dans une vague profondément radicale et rassembleuse, de l’ordre de la joie éthique. J’ai vu d’autres productions du Théâtre expérimental des femmes, dont La Lumière blanche (première pièce solo écrite par Pol Pelletier), et La Peur surtout (avec notamment Anne-Marie Provencher) qui étaient une mise au point radicale sur la violence faite aux femmes. » Le jeu scénique s’inscrivait dans une perspective féministe. « Quand les actrices ouvraient la bouche, la parole était assumée. »

Le pédagogue confie que d’avoir vécu une telle « quête de liberté » l’a encouragé à l’écriture (il a publié près d'une dizaine de pièces) et « à ne pas avoir peur de s’affirmer ». Lors de la rencontre avec Pol Pelletier, ses élèves du Conservatoire ont apprécié de voir devant leurs yeux un parcours « d’une grande clarté et une artiste qui a véritablement consacré sa vie au théâtre ».

L’œuvre scénique À ma mère, à ma mère, à ma mère, à ma voisine « a vraiment saisi les femmes. (…) Pour moi, ça demeure le spectacle qui a ouvert une route pour la suite des choses, » se remémore Anne-Marie Provencher.

Pour lire ce document d’exception : https://archives.nte.qc.ca/publications/trac-femmes