En Afrique, il faut réarmer la pensée

2023/08/25 | Par Achille Mbembe

Longueur de l’article : 2205 mots

Article paru dans l’édition du journal Le Monde daté du 5 août.

Achille Mbembe, philosophe et historien, est directeur de la Fondation de l’innovation pour la démocratie. Dernier livre paru : La Communauté terrestre (La Découverte, 208 p., 20 €).

Les prises du pouvoir par les militaires au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et au Niger, tout comme d’autres conflits plus ou moins sanglants dans les territoires africains anciennement colonisés par la France, ne sont que des symptômes des transformations profondes que l’on a longtemps occultées et dont l’accélération soudaine prend à contre-pied nombre d’observateurs distraits. Derniers soubresauts de la longue agonie du modèle français de la décolonisation incomplète, pourrait-on arguer. Encore faut-il préciser que ces luttes sont, pour l’essentiel, portées par des forces éminemment endogènes. A tout prendre, elles annoncent la fin inéluctable d’un cycle qui, entamé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, aura duré près d’un siècle.

Certes, il existe toujours des bases militaires au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Gabon, au Tchad et à Djibouti. Le franc CFA n’a toujours pas été aboli, et l’Agence française de développement est loin d’avoir achevé sa mue. Entre-temps, les centres culturels français ont changé de nom. Nonobstant la permanence de ces vestiges d’un temps révolu, la France ne décide plus de tout dans ses anciennes possessions coloniales. Au demeurant, la plupart de ces outils et bien d’autres sont dorénavant désuets. Le temps est peut-être venu de s’en débarrasser, et en bon ordre.

Le hiatus serait ainsi clos. Placés pour une fois devant leurs responsabilités, les Africains ne disposeraient plus d’aucune échappatoire. La décolonisation serait parachevée et, surtout, actée. Car l’étau que la France maintenait sur ses anciennes colonies s’est largement desserré en ce début de siècle, parfois en dépit de sa volonté. Dans le tournant historique en cours, celle-ci n’est plus qu’un acteur secondaire. Non pas parce qu’elle aurait été évincée par la Russie ou par la Chine, épouvantails que savent bien agiter ses ennemis et pourfendeurs locaux dans le but de mieux la rançonner, mais parce que, dans un mouvement inédit et périlleux d’autorecentrage, dont beaucoup peinent à prendre toute la mesure, l’Afrique est entrée dans un autre cycle historique.

Mue par des forces, pour l’essentiel autochtones, elle est en train de se retourner sur elle-même. Pour qui veut comprendre les ressorts profonds de ce pivotage, les luttes multiformes qu’il entraîne et son inscription dans la longue durée, il faut changer de grille d’analyse et partir d’autres postulats. Il faut surtout commencer par prendre au sérieux les compréhensions que les sociétés africaines elles-mêmes ont désormais de leur vie historique propre. Le continent fait en effet l’expérience de transformations multiples et simultanées. D’ampleur variable, elles touchent tous les ordres de la société et se traduisent par des ruptures en cascade. A la faveur du multipartisme, les enjeux de masse sont de retour, tandis que ne cessent de se creuser de nouvelles inégalités et qu’apparaissent de nouveaux conflits, notamment entre genres et générations.

L’arrivée dans l’espace public de celles et de ceux qui sont nés dans les années 1990-2000, et ont grandi dans un temps de crise économique sans précédent, constitue un événement charnière. Il coïncide avec le réveil technologique du continent, l’influence grandissante des diasporas, une accélération des processus de créativité artistique et culturelle, l’intensification des pratiques de mobilité et de circulation et la quête forcenée de modèles alternatifs de développement puisant dans la richesse des traditions locales. Enjeux démographiques, socioculturels, économiques et politiques s’entrecroisent désormais, ainsi que l’attestent la contestation des formats politico-institutionnels, issus de la décennie 1990, les mutations de l’autorité familiale, la rébellion silencieuse des femmes et une aggravation des conflits générationnels.

À cette première lame de fond se greffe la montée en puissance du néosouverainisme, version appauvrie et frelatée du panafricanisme. Dans le contexte actuel de désarroi idéologique, de désorientation morale et de crise du sens, le néosouverainisme est moins une vision politique cohérente qu’un grand fantasme. Aux yeux de ses tenants, il remplit d’abord les fonctions de ferment d’une communauté émotionnelle et imaginaire, et c’est ce qui lui octroie toute sa force, mais aussi son pesant de toxicité.

Ses principaux bataillons se recrutent parmi les franges de la jeunesse continentale présente sur les réseaux sociaux. Il puise aussi dans l’immense réservoir des diasporas. Souvent mal intégrée dans les pays où elle a grandi, et parfois traitée par ces pays qui l’ont accueillie en citoyens de seconde zone, une bonne partie de la jeunesse afro-descendante assimile ses épreuves aux grands combats panafricanistes de l’après-guerre contre le colonialisme et la ségrégation raciale. Le néosouverainisme n’est pourtant pas l’exact équivalent du panafricanisme.

Ce que l’on n’a en effet pas suffisamment souligné, c’est à quel point l’anticolonialisme et le panafricanisme auront contribué à l’approfondissement de trois grands piliers de la conscience moderne, à savoir la démocratie, les droits humains et l’idée d’une justice universelle. Or, le néosouverainisme se situe en rupture avec ces trois éléments fondamentaux. D’abord, se réfugiant derrière le caractère supposé primordial des races, ses tenants rejettent le concept d’une communauté humaine universelle. Ils opèrent par identification d’un bouc émissaire, qu’ils érigent en ennemi absolu et contre lequel tout est permis. Ainsi, quitte à les remplacer par la Russie ou la Chine, les néosouverainistes estiment que c’est en boutant hors du continent les vieilles puissances coloniales, à commencer par la France, que l’Afrique parachèvera son émancipation.
 

Le culte des « hommes forts »

Obnubilés par la haine de l’étranger et fascinés par sa puissance matérielle, ils s’opposent, d’autre part, à la démocratie qu’ils considèrent comme le cheval de Troie de l’ingérence internationale. Ils préfèrent le culte des « hommes forts », adeptes du virilisme et pourfendeurs de l’homosexualité. D’où l’indulgence à l’égard des coups d’Etat militaires et la réaffirmation de la force comme voies légitimes d’exercice du pouvoir.

Ces basculements s’expliquent par la faiblesse des organisations de la société civile et des corps intermédiaires, sur fond d’intensification des luttes pour les moyens d’existence et d’imbrication inédite des conflits de classe, de genre et de génération. Effet pervers des longues années de glaciation autoritaire, les logiques informelles se sont étendues dans maints domaines de la vie sociale et culturelle. Le charisme individuel et la richesse sont désormais privilégiés au détriment du lent et patient travail de construction des institutions, tandis que les visions transactionnelles et clientélistes de l’engagement politique l’emportent.

Face à l’enchevêtrement de crises, la démocratie électorale n’apparaît plus comme un levier efficace des changements profonds auxquels aspirent les nouvelles générations. Truquées en permanence, les élections sont devenues la cause de conflits sanglants. Les expériences démocratiques récentes n’ont guère permis de juguler la corruption. Au contraire, elles s’en sont nourries et ont légitimé la perpétuation au pouvoir d’élites anciennes, responsables des impasses actuelles. Dans ces conditions, les coups d’État apparaissent comme la seule manière de provoquer le changement, d’assurer une forme d’alternance au sommet de l’État et d’accélérer la transition générationnelle.

Déboussolée et sans avenir, une partie importante de la jeunesse vit sa condition sur le mode d’un interminable blocus auquel seules la violence et l’action directe peuvent mettre un terme. Ce désir d’une violence cathartique gagne les esprits à un moment d’extraordinaire atonie intellectuelle parmi les élites politiques et économiques et, plus généralement, les classes moyennes et professionnelles. À cela s’ajoutent les effets de crétinisation de masse induits par les réseaux sociaux. Dans la plupart des pays, sphère médiatique et débats publics sont colonisés par des représentants d’une génération plombée par un analphabétisme fonctionnel, conséquence directe des décennies de sous-investissement dans l’éducation et autres secteurs sociaux.
 

Marchés de la violence

L’ensemble de la sous-région a été ignoré, voire abandonné, par les grandes fondations privées internationales, qui, depuis les années 1990, contribuent à la consolidation des sociétés civiles en Afrique. L’essentiel des financements internationaux en soutien à la démocratie n’a-t-il pas été attribué en priorité à l’Afrique anglophone ?

Dans tous les pays africains, la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle ont été marqués par une intensification de la prédation et de l’extraction. Sur le plan spatial, les zones grises se sont multipliées, et une course effrénée à la privatisation des ressources du sol et du sous-sol a été engagée. D’importants marchés régionaux de la violence sont apparus, dans lesquels s’investissent toutes sortes d’acteurs en quête de profit, des multinationales aux services privés de sécurité militaire. Leur fonction principale est de monnayer la protection contre l’accès privilégié à des ressources rares. Grâce à ces formes nouvelles du troc, les classes dirigeantes africaines peuvent assurer leur mainmise sur l’État, sécuriser les grandes zones de ponction, militariser les échanges et consolider leur arrimage aux réseaux transnationaux de la finance et du profit.

Cette nouvelle phase dans l’histoire de l’accumulation privée sur le continent a eu pour contrepartie la brutalisation et le déclassement de pans entiers de la société, et la mise en place d’un régime de claustration plus insidieux qu’à l’époque coloniale. Les victimes principales de ce déclassement et de l’enfermement qui en est le corollaire sont condamnées à de périlleuses migrations. À la génération sacrifiée de l’époque des ajustements structurels (1985-2000) est venue s’en ajouter une autre, bloquée de l’intérieur par une gérontocratie rapace et interdite de mobilité externe, en conséquence des politiques antimigratoires européennes et d’une gestion archaïque des frontières héritées de la colonisation. Ainsi, aux enfants-soldats des guerres de prédation d’hier s’est substituée la foule des adolescents et mineurs, qui, aujourd’hui, n’hésite pas à acclamer les putschistes, lorsqu’elle ne se retrouve pas aux premiers rangs des émeutes urbaines et des pillages qui s’ensuivent.

L’Afrique se trouve à un grand carrefour, d’autant qu’en marge du néosouverainisme plusieurs chemins d’impasse s’offrent à elle. Le marché du religieux s’est dilaté. Une lutte sans merci oppose désormais plusieurs régimes de vérité. Pour les uns, les tenants du kémitisme, le salut se trouve dans le passé, du côté de l’Égypte antique. Pour d’autres, la solution est à chercher du côté du culte de l’entrepreneuriat et de la glorification sans borne de l’individu. Dans ce contexte de pénurie, de précarité et de lutte pour la survie, une culture hédoniste, fondée sur la corruption et l’ostentation, l’accaparement et la dilapidation spectaculaire des richesses, ne cesse de s’affirmer.

À rebours de ces chemins d’impasse et du fétichisme des élections, il faut miser sur une démocratie substantive, qu’il faudra construire pas à pas, en réarmant la pensée, en réhabilitant le désir d’histoire en lieu et place du désir de nouveaux maîtres, en misant sur l’intelligence collective des Africaines et des Africains. C’est cette intelligence qu’il faudra réveiller, nourrir et accompagner. C’est ainsi que pourront émerger de nouveaux horizons de sens, puisque la démocratie, en cette ère planétaire, n’a de sens que si elle est ordonnée à un dessein plus élevé, qui est la réparation et le soin du vivant. Il ne s’agit pas seulement d’alléger des dettes, d’accroître des parts de marché, de construire barrages, ponts, écoles, dispensaires et puits, ou de financer des projets, mais d’instaurer sur le terrain et dans la durée un mouvement de fond adossé à de nouvelles coalitions sociales, intellectuelles et culturelles.

La France a une place dans ce projet de réanimation de la création générale, à condition qu’elle se débarrasse des oripeaux du passé et de ses illusions de grandeur. Pour y parvenir, elle doit reconstruire de fond en comble son outil diplomatique sur le continent. Elle doit également tourner le dos à une vision éculée de la paix, de la sécurité et de la stabilité. Aussi importante soit-elle, la lutte contre les groupes djihadistes ne peut pas constituer le tout de la sécurité humaine sur le continent. Celle-ci ne peut pas non plus être envisagée uniquement à travers le prisme des seuls intérêts européens, à commencer par la protection des frontières extérieures de l’Union.

La stabilité et la sécurité ne s’obtiendront ni par des interventions militaires à répétition, ni par le soutien à des tyrans, ni par des sanctions intempestives qui n’ont pour effet que de blesser davantage des populations déjà à genoux, mais par l’approfondissement de la démocratie. Se pose alors la question du sens et des finalités de la présence militaire française en Afrique. Le moment est venu de s’interroger radicalement sur le bien-fondé de cette présence, parce que c’est sa légitimité qui est remise en cause par les nouvelles générations.

La stratégie des verrous ne suffira pas. Quitter le Mali pour s’installer au Burkina Faso, puis le Burkina Faso pour le Niger, et éventuellement le Tchad, sans un examen approfondi des raisons des échecs successifs, et de la défaite morale et intellectuelle subie par la France en Afrique, revient à appliquer un cautère sur une jambe de bois. La raison militaire et la raison civile ont toujours difficilement cohabité sur le continent. Sur le long terme, la stabilité passera par une démilitarisation effective de tous les domaines de la vie politique, économique et sociale. Cela suppose de s’attaquer à bras-le-corps aux mouvements en profondeur qui nourrissent les forces d’entropie et encouragent les ruptures violentes.